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O Tipasa

par Félix LAGROT

On peut ne pas connaître Tipasa mais on ne peut pas ne pas aimer cette ville habitée des dieux. Félix Lagrot nous la rend plus chère encore par cette évocation historique où sous l'érudition se devine toute sa tendresse.


Le bonheur, à Tipasa, c'était l'harmonie des ruines dorées sous les oliviers et les pins, parmi les absinthes, au bord de la mer, sur le fond du Chenoua accroupi.

C'était, pour moi, la Grèce ou la Sicile antiques, le chant des cigales dans le soleil, que je croyais entendre dans « l'Après-midi d'un faune » de Debussy, de Mallarmé. C'était Tipasa, où les vieilles pierres se mêlaient si heureusement au paysage marin ; c'était, dans la conjonction exceptionnelle de la nature et du passé, un haut lieu où soufflait l'esprit.

Ce passé, quand nous le parcourons, nous le trouvons fait de vies et de sommeils alternés ; nous y voyons, il y a deux mille cinq cents ans, une longue phase d'occupation phénicienne, carthaginoise ; de civilisation berbère ; puis, romaine, puis chrétienne, étalée sur mille ans ; et enfin, après neuf cents ans d'oubli, le brillant réveil, pendant un siècle et demi, qui fut nôtre, réveil latin et chrétien.

Ces vieilles civilisations, il faut les évoquer ici.

La punique d'abord, mal connue : un port, un comptoir de Carthage, sans traces matérielles importantes. C'est elle qui donna son nom à Tipasa : « lieu de passage ».

Et c'est elle, pourtant, qui a marqué l'avenir de toutes les civilisations ultérieures : par sa langue sémitique, où l'Arabe, un jour, retrouva ses racines, lui aussi fils de Sem ; par ses dieux, Astarté Tanit, Baal Hammon, devenus les Cœlestis et Saturne romains ; par ses symboles, croissant, triangle, main de Fatma, devenus plus tard berbères et arabes.

Quant à l'histoire berbère, elle se dessine ensuite, commerçante aussi, mais surtout agricole et frondeuse déjà, dès le Ier siècle avant J.-C., avec la connaissance des rois Bocchus et des Numides Juba - dont le second, emmené à Rome par Auguste, est élevé à la cour, y recevant l'éducation grecque à la mode. On lui fit épouser l'égyptienne Cléopâtre Séléné, la fille de la grande Cléopâtre et de Marc-Antoine, les vaincus de la bataille d'Actium.

Le royaume de Maurétanie leur fut donné, et ils y créèrent leur capitale Césarée : c'était l'ancienne Iol punique, la future Cherchell. Ils en firent un étonnant centre culturel gréco-romain, une véritable académie d'art, de lettres, de sculptures : de celles-ci, nous en retrouvons certaines dans les musées de Cherchell, d'Alger, du Louvre même.

Car Juba II, le fastueux Numide, était un pesant érudit universel, encyclopédique, surtout un énorme compilateur, un royal touche-à-tout, dont l'œuvre s'est perdue. Mais il fut tout de même un vrai gouverneur : il aurait fait explorer les îles Canaries, découvert Madère, participé à une expédition en Arabie, où la fille du roi de Cappadoce fut sa concubine.

Par lui, Cherchell nous laisse l'accent de la Grèce, le vent des Cyclades. Athènes, dit Pausanias, lui avait élevé une statue. Par lui, la rude Afrique s'est adoucie au souffle de l'Hellade. Est-ce lui, plus pénétré de Massinissa que d'Auguste, qui repose dans ce fameux monument berbère, le tombeau de la Chrétienne, le Kouber Roumia, ce mausolée, semblable au Medracen constantinois ? Stéphane Gsell le pense - uni là aux corps de Cléopâtre Séléné et de son fils Ptolémée, ramené de Rome. Notre Juba, mort en 25 après J.-C, aurait pu le construire vers l'an 12 ; son buste de bronze fut recueilli dans un déblai voisin.

Ou bien est-ce celle qui l'a baptisé, ce tombeau, la belle chrétienne Florinde, fille du comte Julien, enlevée par un roi Wisigoth ? Julien se serait vengé de lui en livrant l'Espagne aux musulmans : le kouber punico-berbère serait alors devenu la cava espagnole ; d'où la q'aaba arabe (dont vous connaissez la traduction : prostituée).

Quelles légendes de fabuleux trésors, de bergers égarés, de sorciers infernaux, de souterrains magiques planent sur ce tombeau ! Mais il garde son mystère, malgré des explorations clandestines ou savantes, et même des canonnades turques.

Au Ier siècle de notre ère la Maurétanie, avec Cherchell et Tipasa, devint province romaine (l'empereur Caligula, le fou orgueilleux, ayant fait étrangler - par jalousie - à Lyon, Ptolémée, le fils un peu insignifiant, de Juba II).

Les trois siècles romains du pays, surtout celui des Antonins, furent des siècles d'or. Ils nous ont laissé les monuments dont on peut voir les restes : les voies, les temples, les basiliques judiciaires, le nymphée, le forum, la muraille d'Antonin le pieux. Ce fut la riche Colonia Claudia Tipasa, petite ville qui pouvait compter vingt mille âmes.

Ce fut le temps de la grande prospérité économique, de l'huile, du vin, de l'orge, du blé, qui commençaient à manquer à l'Italie, envahie par les friches et les marais. Tipasa fournissait ses bêtes féroces aux cirques de Rome, son précieux thuya, sa pourpre ; elle commerçait avec Icosium, la future Alger. Elle cantonnait aussi des cavaliers de la « Légion étrangère », ramenée du Danube, de Syrie, de Dalmatie pour mater les épisodiques insurrections berbères, ces éternels résistants. C'était l'époque des échanges artisanaux, littéraires. Cette Afrique procédurière, dit Juvénal, fut « la nourrice des avocats romains ».

C'est Rome enfin, en ces temps, qui a acclimaté largement le chameau en Afrique du Nord. On ignore trop ceci : que, tandis que le Maghreb, superbe d'olivettes et de champs fertiles, brillait d'une civilisation romaine dense de six cents villes riches, à cette même époque, la Gaule sauvage végétait sous les forêts et les pâtures, avec seulement soixante villes latines. Sur cette terre heureuse, étaient éclos de grands Africains, le lybique Apulée, le berbère Fronton, le lybien Septime Sévère, fils adoptif de Marc-Aurèle ; et, plus tard, les spiritualistes chrétiens Terentius, Augustin, Tertullien, Cyprien.

Et en face... la Gaule n'avait rien : peut-être le pâle Sidoine Apollinaire.

C'est que l'Afrique avait couvé le germe punique, issu de la plus antique culture humaine. Quant à la tribu indigène d'alors, groupée en agglomérations et bâtie en pisé, elle adopta la construction, la pierre à la romaine ; puis devint municipe latin, et enfin colonie romaine, tout en vivant toujours du travail des champs. Ainsi restent peuplés aujourd'hui le sud de l'Italie, la Sicile, l'Andalousie.

Mais les dieux de Rome se faisaient vieux. Des divinités les supplantaient, arrivant d'Asie Mineure, d'Arabie, de Palmyre et d'Egypte ; des dieux mystiques resurgis, Baal, Mithra, Cybéle, Sérapis, religions nouvelles mordancées par les anciennes croyances indigènes, maures, jamais bien éteintes.

Et désormais la vieille influence sémitique des ancêtres Carthaginois introduisait la conception d'un Dieu unique et jaloux. Si bien qu'à son tour, une nouvelle religion, de Palestine, point clandestinement à Tipasa : celle des premières, et rares, communautés juives, dispersées depuis la destruction de Jérusalem par Titus en 70, puis par les répressions de Trajan et d'Hadrien.

Ces juifs avaient leur synagogue et leur rabbin non loin, à Césarée, où le commerce les attirait. Ces juifs, et des berbères judaïsés, firent, a-t-on pu penser, le lit du nouveau Dieu unique, venu d'Orient, dès l'an 180 : le Christ, qui apportait (en grec d'alors) l'espérance d'une vie future et d'un monde plus juste.

Des apôtres aussi d'Italie, apportaient « la bonne nouvelle », l'Évangile, maintenant, en latin. On en retrouve, dès le IIIème siècle, leur premier signe, porté par les marins : c'était l'ancre.

La légende de Salsa, au IVème siècle, en est le plus touchant symbole. Elle nous fut transmise, cent ans plus tard, par une légende dorée, dite la Passio, d'un moine espagnol.

Salsa, vierge de quatorze ans, convertie ardente au christianisme naissant, malgré ses parents, notables païens, renversa, dans un furieux accès de foi et de désir du martyre, l'idole, serpent de bronze, Eschmoun, vieille divinité punique encore adorée par les idolâtres. Ceux-ci, fous de colère, massacrèrent Salsa et jetèrent son corps à la mer.

Aussitôt alors une énorme tempête s'éleva, qui l'emporta dans le port. Un navigateur gaulois, Saturninus (notre Tipasa française avait une famille Saturnino !), s'y trouva en péril de naufrage. Durant trois nuits terribles, un songe lui apparut, lui révélant le corps martyr flottant sous son bateau. Sur le point de couler, il plongea, trouva et ramena le cadavre de la vierge. Faut-il voir là un symbole de l'union de la Gaule et de la Berbérie ? Aussitôt, stupeur ! La tempête s'apaisa.

Le miracle convertit la foule tipasienne. De ce jour la religion nouvelle se propagea dans Tipasa, dans le pays malgré l'opposition romaine et les persécutions. Mais celles-ci, intermittentes encore - et aussi excitées par les Juifs, commençaient à s'affaiblir, dans la décadence amorcée, politique, économique, militaire de l'Empire ; aidée par le mécontentement du peuple, son inquiétude, le bruit des invasions barbares. C'était de la dynastie lybienne des Sévère que datait ce déclin.

La pax Romana n'était plus. La paix de l'Eglise allait la remplacer. Le christianisme rendait caduc l'ordre romain. Rome se disloque, le christianisme va reconstruire. Mais l'unité de l'Etat est minée, irréversiblement. Le bloc de la civilisation latine africaine est fêlé, la désagrégation a commencé.

Dans sa basilique, désormais, reposa sainte Salsa. Lors de l'invasion vandale, son corps fut emmené en Espagne par des fidèles, de crainte d'un sacrilège des barbares, puis ramené, croit-on, à Tipasa. A moins, dit-on aussi, qu'il ne soit toujours à Tolède où son culte était encore célébré au VIIème siècle.

De cette époque date, à Tipasa, l'éclosion de la ville chrétienne brillant d'un vif éclat, avec ses monuments nouveaux, les églises de l'évêque Alexandre, des martyrs Renatus, Potentius ; le baptistère et les nécropoles, tombeaux des innombrables fidèles venus se grouper sous la protection des saints, troupeau sommeillant autour du Pasteur, dans un style plus proche de l'Orient que de Rome.

Car, chez les morts aussi, les traditions préromaines se mêlaient aux modes nouvelles : tombeaux berbères ou puniques, mais avec des dalles, des stèles, ou des autels, ou des sarcophages romains.

Imagine-t-on ce que put être, à partir de sainte Salsa, de saint Cyprien, de Perpétue, de Félicité, et d'autres martyrs, l'explosion de la foi chrétienne en Afrique du Nord, sous l'impulsion spirituelle des Tertullien, des saint Augustin ; et qui fit surgir du vieux sol païen lybico-punique plus de sept cents basiliques ?

Et là, on évoque forcément Gerbert, le pape de l'An Mil, qui avait pu écrire que la Gaule, alors, s'était couverte d'un blanc manteau d'églises : bien plus tôt, notre Afrique s'était revêtue du pur manteau des basiliques.

C'est que, en l'an 312, Constantin, victorieux de Maxence, avait libéré la croyance au Christ. Ainsi, en Numidie, il répara les dommages de Cirta : elle fut désormais Constantine.

Mais, hélas ! - Paul Valéry l'a dit - les civilisations sont mortelles. Elles s'assoupissent, après mille ans d'éclat. L'Afrique chrétienne n'était plus une Afrique nationale. Car la romanisation n'avait été, en Berbérie, qu'un enduit superficiel. Elle n'a pas résisté à la poussée autochtone, lors de l'affaiblissement politique et économique de Rome, à l'arrivée des Vandales.

L'an 430 marque la fin de la romanisation : désormais l'Afrique du Nord est livrée à elle-même, elle sera dévastée.

Dans l'Eglise, les schismes, les hérésies, le donatisme au IVème siècle, sous l'empereur Julien, la Jacquerie des Circoncellions, ces paysans misérables en révolte ; les insurrections berbères, telles que celles de Firmus le Kabyle ; les invasions franques. Vandales ariennes avec Genséric au Vème siècle et, malgré la protection miraculeuse des restes de Salsa, malgré le miracle du Saint-Esprit rendant la parole aux martyrs à la langue coupée, tous ces malheurs déferlent sur Tipasa.

Par la suite, l'occupation des Byzantins vainqueurs des Vandales, passagère et superficielle, ne fit que compléter la destruction des monuments, pour en faire des murailles.

Alors, Tipasa ne survécut plus que sous l'aspect d'une pauvre bourgade, oubliée désormais de l'histoire. Et encore, jusqu'à ce que les foudroyantes invasions arabes, au VIIème siècle d'abord, et surtout hilalienne au XIème siècle, lui portassent le coup de grâce. Même ses pierres furent emportées, par mer, pour construire l'El Djezaïr turc.

Rien de latin, de chrétien, n'avait subsisté, ni la langue, ni les mœurs, ni les institutions, ni les constructions. Nulle part, pareille civilisation ne fut aussi complètement abolie. Leçon oubliée...

Et les Arabes interprétèrent le nom de Tipasa par « Tefassed », c'est-à-dire : « la ruinée ».

Et pourtant, l'Islam venu d'Orient rejoignait à Tipasa la carthago-punique, venue aussi d'Orient, et qui avait dormi sous la cendre aux temps de Rome, du Christ, de Genséric, de Byzance.

Déjà pesait sur ce Maghreb la malédiction de la désunion, des impossibles fusions et assimilations des races. J'ai retrouvé le mot amer de Philippe Diolé : « Il y a eu des rapatriés d'Algérie à toutes les époques, aussi bien au temps des Circoncellions qu'au temps de Justinien et de Belisaire. »

Dans cette mort de l'histoire, les trois collines rousses et leurs monuments retournèrent à leur nature de pierres brisées, pieusement drapées d'un linceul de lentisques, d'arbousiers et de romarins.

Et la Belle au bois dormant s'endormit, pendant huit cents ans, oubliée de l'histoire, attendant le prince charmant.

Félix LAGROT.


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