Descendante de Pieds-Noirs venus de l'Oranie par sa branche maternelle, elle poursuit des études d'histoire à Montpellier jusqu'en master 2 d'histoire militaire. Actuellement elle prépare le concours du CAPES d'histoire-géographie. Lors de la construction de son mémoire de maîtrise, c'est tout naturellement qu'elle s'est tournée vers un sujet ayant trait à l'exode des rapatriés d'Algérie. Son directeur de recherche, M. Jean-Claude Gégot, l'a soutenue dans cette initiative. Elle choisit de donner une place privilégiée aux sources orales dans son étude, et donc de recueillir des entretiens auprès de rapatriés. Elle contacte alors le Cercle algérianiste de Bordeaux où son président Bernard Létrange la reçoit avec beaucoup d'intérêt. Présente au cours de nombreuses réunions, elle fait ainsi la connaissance de plusieurs membres de l'association, qui lui ouvrent leur cœur et leurs souvenirs. C'est grâce à cette expérience humaine et enrichissante que son travail se concrétise sous la forme d'un mémoire intitulé « L'exode, l'installation et l'adaptation des Pieds-Noirs en Gironde ». Lors de la réunion publique de Marseille en novembre 2005, le 1er prix universitaire « Jeune Algérianiste » 2005 a été attribué à Laure Maurice pour son mémoire de maîtrise d'histoire (université Paul-Valéry, Montpellier).
La première qualité de cette population fut sa grande jeunesse: 30 % des Pieds-Noirs ont moins de quinze ans. Dans l'agriculture du Sud-Ouest, plus de 52,7 % des actifs réinstallés comme agriculteurs ont entre 25 et 45 ans, contre 26,2 % chez les métropolitains. Cette population a apporté beaucoup de dynamisme et de renouvellement. Le rôle des Pieds-Noirs au sein de l'agriculture du Sud-Ouest est considérable...
L'année 2003 fut consacrée à l'Algérie
(l'année de l'Algérie en France), ce qui fit ressurgir
tous les problèmes épineux liés à la
guerre. Parmi les populations marquées par ce conflit se
trouvaient les Pieds-Noirs. Ce terme désigne les
Européens vivant en Algérie, alors que celle-ci
était composée de départements français.
Cette étude, au travers de l'exode, crée un lien entre
deux zones géographiques que rien ne réunit hormis
l'arrivée des rapatriés : l'Algérie et la Gironde.
Ces deux territoires sont complètement différents et l'on
peut se demander quel contexte a poussé les Pieds-Noirs,
contraints de quitter l'Algérie, à venir s'installer en
Gironde. Les événements d'Algérie (le terme de
« guerre »
ne fut reconnu officiellement qu'en
1999), débutèrent pendant la Toussaint de 1954, la
« Toussaint
rouge ». Les opérations se
réduisaient pour le FLN à des actions de guérilla
et à des actes terroristes dirigés contre l'armée,
les Européens, les musulmans favorables à la
présence française, et les messalistes*.
Face à l'ampleur du travail de « pacification » que devait mener l'armée française, fut décidé en 1955 l'envoi des réservistes et par la suite l'envoi du contingent. La IVe République s'enlisant dans l'impasse algérienne fut renversée par le rappel, le 13 mai 1958, du général De Gaulle. Sa présence permit à l'ère des négociations de commencer. Le référendum du 8 janvier 1961 donna carte blanche au général pour mener sa politique. En réponse au renoncement progressif de la France à l'Algérie, survint le « putsch des généraux » à Alger, du 21 au 26 avril 1961, où les généraux Challe, Salan, Jouhaud et Zeller se rebellèrent sans résultat. Après cet échec, deux des généraux rejoignirent l'OAS (Organisation Armée Secrète), fondée en février 1961, par les activistes européens réfugiés en Espagne. Au final, l'affrontement devenait triple opposant l'armée française, l'OAS et le FLN. Néanmoins, les négociations continuaient pour aboutir à la signature des accords d'Évian le 18 mars 1962, et l'installation d'un cessez-le-feu le 19 mars 1962. Les Algériens se prononcèrent en faveur de l'indépendance de l'Algérie le 1er juillet, et celle-ci fut effective le 3 juillet.
Depuis le mois d'avril et dès l'été 1962, les Pieds-Noirs se trouvèrent condamnés à l'exode. Ils reprirent définitivement le chemin de la métropole et un petit nombre d'entre eux choisirent de s'installer en Gironde. Ainsi, nous pouvons nous interroger quant aux conséquences de cet exode et aux raisons qui ont poussé les rapatriés à venir en Gironde. Cette étude qui a nécessité un travail sur les sources orales et écrites, et pour lesquelles vingt et une personnes ont été interrogées, a pour but de comprendre comment les événements ont été vécus par les Pieds-Noirs installés en Gironde, mais aussi de savoir si ce groupe de personnes présente des spécificités.
La population pied-noire avait trouvé son origine dans un grand melting-pot, associant aux « Français de souche », plusieurs populations méditerranéennes. La proportion des Européens dans la population totale était faible, ne représentant que 10 % des habitants de l'Algérie. Or, celle-ci n'était pas répandue de façon homogène sur le territoire, se concentrant essentiellement dans les villes. Néanmoins, malgré sa représentation modérée, elle bénéficiait d'une structure sociale qui lui était favorable. Cette communauté était hétérogène, occupant en majorité des petits métiers, renforçant l'importance de la classe moyenne européenne. L'Algérie n'était pas peuplée que de gros colons.
Au début
du conflit, les Européens ne mesuraient pas l'importance du
soulèvement, ne croyant pas qu'un jour il faudrait partir.
14 % des sondés avaient quitté l'Algérie
avant l'indépendance. Dès 1956 les Français
d'Algérie arrivaient en métropole. De 1960 à 1961,
les arrivées en France se font de plus en plus nombreuses. La
plus grosse partie des rapatriements se fait au cours de l'année
et plus particulièrement de l'été 1962 :
57 % des individus consultés sont partis au cours de cette
période. Ils étaient 700000 à avoir quitté
l'Algérie pour la France au cours de cette seule année,
alors que le gouvernement prévoyait l'arrivée de 400000
personnes sur quatre ans (1). 19 % des personnes de notre
échantillon sont parties en 1963 à cause de la
nationalisation de leurs biens et 10 % sont parties bien plus
tard.
L'insécurité était la raison qui poussait le
plus au départ. Elle a concerné 45 % des personnes
interrogées. Au cours des entretiens se sont multipliés
les récits de fermes pillées, de voisins
égorgés : « La
peur des
enlèvements et des égorgements nous a poussés
à partir : nous avions une propriété à
Dellys en Kabylie, et nos voisins français avaient
été égorgés » (entretien
n°
17). Finalement 30 % des personnes sondées ont
été dessaisies de leurs biens. D'abord, il y avait les
personnes dont le patrimoine immobilier a été
détruit ou saisi au cours de l'apogée de la guerre :
« Mon père est
allé un jour à la ferme
et un ouvrier lui a dit de se sauver. Le soir, l'ouvrier était
égorgé. La ferme a été complètement
détruite » (entretien n°9). À ce
moment,
d'autres personnes ont subi un rançonnement qui les a
contraintes à partir. D'un autre côté certains
exploitants agricoles ont vu leurs terres confisquées par
l'État algérien, en octobre 1963.
Pour voyager, il n'y avait que deux moyens de transport : l'avion ou le bateau. Les personnes interrogées ont choisi à parts égales une de ces deux solutions. 33 % des personnes questionnées avouent avoir voyagé dans des conditions spartiates, avec plusieurs jours d'attente avant l'embarquement et ont surtout ressenti beaucoup de mépris envers leurs difficultés. Certains avaient pu réserver leurs places mais pour la plus grosse partie des rapatriés il fallait attendre des heures, voire des jours avant d'avoir une place pour partir. Certains même dormaient dans leurs voitures pour être présents dès l'ouverture des aéroports. Les conditions de voyage étaient donc affreuses. Mais à la vue des entretiens, on constate que 77 % des personnes appartenant à notre échantillon n'ont pas connu de tels soucis. En effet, tout dépendait de la période au cours de laquelle ils quittaient l'Algérie, et du cadre dans lequel se faisait le départ. Seulement 33 % des rapatriés interrogés sont arrivés à Bordeaux même. Les arrivées étaient plutôt gérées par les villes du grand Sud : Toulouse (29 %), Marseille (14 %), Port-Vendres (10 %), Sète (5 %). Les statistiques indiquent que le flot des rapatriés est réparti sur le territoire français, mais cela s'appliquait mal à la réalité du rapatriement. Les rapatriés préféraient s'installer dans le sud de la France avec une attraction pour le littoral méditerranéen.
En 1963, l'INSEE
établissait un premier bilan concernant l'installation des
rapatriés en France : 60 % d'entre eux
s'étaient regroupés dans la région parisienne et
quelques départements du sud de la France. En 1967, la
délégation régionale des rapatriés de
Bordeaux comptabilisait 86000 Pieds-Noirs en Aquitaine dont 31429 en
Gironde. 24000 rapatriés étaient répartis dans
l'espace urbain bordelais (2). Cette présence s'explique par
différents éléments. 38 % des personnes
interrogées ont acheté des biens en région
bordelaise avant l'indépendance. Les biens concernés
étaient principalement des résidences secondaires ou des
propriétés. Plusieurs rapatriés devant la
conjoncture avaient pensé à leur reconversion. 72 %
des personnes ayant acheté des biens avant l'indépendance
étaient exploitants agricoles. 33 % des personnes
interrogées se sont tournées vers la famille pour trouver
un endroit où vivre en France. En effet, elle constituait un
point d'ancrage et de refuge face à la désorientation que
provoquait l'exode. Dans un territoire où ils avaient perdu tous
leurs repères, il était plus évident de se
soutenir. La partie de la famille déjà présente en
métropole logeait les nouveaux arrivants, le temps de se
retourner. 29 % sont arrivés en région bordelaise
à cause de mutations les concernant ou concernant un proche.
Dans le cas des fonctionnaires, les mutations étaient soumises
à des règles spécifiques. Ainsi, l'ordonnance
n° 62-611 du 30 mai 1962 complétée par l'ordonnance
62-798 du 16 septembre 1962 mettait en place les conditions de ces
mutations. Mais les mutations n'ont pas concerné uniquement les
fonctionnaires car des employés de grandes entreprises ont
été mutés en France. Ces mutations étaient
organisées par les entreprises elles-mêmes en vue de leurs
besoins et de leurs capacités à absorber ce nouveau
personnel. À titre d'exemple, de nombreuses personnes
travaillant à l'A.I.A (Atelier Industriel de l'Air) de
Maison-Blanche avaient été mutées à
Bordeaux. Un de nos témoins (entretien n°3) parle de 400
employés de Maison-Blanche mutés. Refaire sa vie en
région bordelaise.
La question de l'assistance a été rapidement
soulevée par l'État qui a mis en place plusieurs mesures
dans le cadre de la loi du 26 décembre 1961. Ce texte
prévoyait trois types de mesures citées dans l'article
1er : « Ces mesures consisteront à accorder aux
rapatriés des prestations de retour, des prestations temporaires
de subsistance, des prêts a taux réduit et des subventions
d'installation et de reclassement, des facilités d'accès
à la profession et d'admission dans les établissements
scolaires, ainsi que des secours exceptionnels ».
À
l'automne 1962, face à l'arrivée de 651000
rapatriés, est créé un ministère des
Rapatriés. Au niveau départemental, la politique
d'assistance était gérée par les préfets ou
par les délégations régionales. Celles-ci
étaient au nombre de cinq. Elles se trouvaient à Paris,
Lyon, Marseille, Bordeaux et Toulouse. La délégation
régionale de Bordeaux regroupait le Poitou-Charentes, le
Limousin et l'Aquitaine. Le 30 mai, un décret autorisait
les préfets à se substituer aux délégations
régionales concernant l'attribution des prestations de retour et
des allocations de subsistance (3). Les préfets devenaient
responsables des rapatriés et devaient concentrer les
disponibilités du département concernant l'emploi et le
logement afin d'orienter les rapatriés à leur
arrivée.
Ainsi, le 30 mai 1962, le préfet de la
Gironde créa un comité d'accueil aux
réfugiés. La plupart des Pieds-Noirs étaient
complètement désorientés par ce départ et
ils furent marqués par l'accueil des Girondins. 57 % disent
avoir été mal accueillis. Parmi notre échantillon,
de nombreuses personnes ont souffert de ce qu'elles ont qualifié
comme des marques de mépris et d'indifférence.
Malgré les mauvaises expériences, d'autres personnes ont
vu des mains se tendre vers elles. Ces élans de
solidarité pouvaient venir d'associations telles que la
Croix-Rouge, très présente sur les lieux
d'arrivée, ou d'individus qui bien souvent avaient
été touchés par le conflit d'une façon ou
d'une autre. Pour expliquer cet accueil mitigé, les Pieds-Noirs
arguent d'une désinformation organisée par le
général De Gaulle et les communistes, afin de servir
leurs politiques de décolonisation : « À
partir des années 1960, ça a été la totale
désinformation ». Les Pieds-Noirs
interrogés
ont pensé que le général De Gaulle avait
favorisé les mésententes entre métropolitains et
rapatriés. Les Pieds-Noirs attribuent cette attitude à
une rancœur liée à la situation en Algérie
en 1942 : les Pieds-Noirs étaient plutôt
pétainistes, ou soutenaient davantage le général
Giraud qui partagea, à partir de juin 1943 avec De Gaulle, la
présidence du Comité de libération nationale.
Les rapatriés furent aussi confrontés au problème du logement. La France de l'après-guerre connaissait une grave crise du logement. En 1954, on évaluait à 50000 environ, le nombre de logements nécessaires pour vaincre le surpeuplement (5). La construction de la Cité du Grand Parc débuta en 1957, et fut menée à terme par l'office HLM et la Société bordelaise d'urbanisation mixte et de construction. Cette cité permit de loger 25000 habitants. C'est un véritable quartier qui fut créé avec des implantations administratives et sociales, ainsi que des équipements culturels et religieux.
L'arrivée des rapatriés en métropole a
augmenté de 300000 le nombre de demandes (6). Le gouvernement
lança d'abord des programmes de construction puis, pour aller au
plus urgent, utilisa la méthode de l'hébergement
collectif. Au total, plus de 45000 personnes furent logées dans
ces conditions de juillet à septembre 1962.
Parallèlement, l'État s'engagea dans une politique sur
une plus longue durée. Cette politique passait par
différents points : le lancement de programmes spéciaux
de construction pour les rapatriés, l'institution de mesures
administratives et financières, réservations et
prêts complémentaires, l'utilisation au maximum des
ressources du patrimoine immobilier existant, l'adoption de
règles équitables pour l'attribution de logements mis
à la disposition des rapatriés. Le programme de
construction de logements sociaux a permis, au final, la construction
de 35333 appartements. Mais ce programme était mal adapté
à la répartition des rapatriés sur le sol
français. Il s'est formé des concentrations de
rapatriés dans les banlieues, comme à Bordeaux, avec la
cité du Grand Parc.
Au niveau financier et administratif, le
gouvernement a mis en place des prêts complémentaires pour
l'accession à la propriété pour les
rapatriés et pour les constructeurs de logements destinés
aux rapatriés. Au printemps 1963, le prêt
complémentaire pour l'accession à la
propriété fut majoré d'un supplément
géographique et familial (7). Le prêt
complémentaire à l'accession à la
propriété n'a touché que 29978 familles.
L'État a aussi incité le secteur locatif privé par
diverses prestations, mais ce fut un échec, car la plupart des
logements construits sous cette impulsion furent occupés par des
métropolitains. À l'été 1962 fut
instaurée une aide spéciale à la rénovation
de l'habitat : un prêt de 10000 F était
accordé avec 2,5 %
d'intérêts et deux ans de différé
d'amortissements pendant cinq ans et une allocation non remboursable de
7500 F. Cette aide fut accordée dans 67 % des
cas à des rapatriés propriétaires, dans 13 %
des cas à des rapatriés locataires et dans 20 % des
cas à des métropolitains. Cette aide eut des effets
positifs dans le Sud-Ouest puisque 3000 logements ont été
rénovés en Haute-Garonne et en Gironde. La grande
majorité des rapatriés vivait dans des résidences
neuves, alors que seulement 13,6 % des métropolitains
étaient dans la même situation en 1974 (9).
Dans les
espaces ruraux, ils habitaient plus souvent que les
métropolitains dans des habitations postérieures à
1962 : 22,6 % contre 7,6 %. Il faut noter dans la
région qui nous concerne l'importance de la rénovation
d'anciens habitats qui correspondaient le mieux aux besoins de la
région bordelaise. Malgré les structures mises en place,
les Pieds-Noirs semblent avoir été mal informés
quant aux possibilités qui leur étaient offertes. En
effet, ils font peu référence aux prestations, et aux
politiques mises en place par l'État bien qu'ils en aient pour
la plupart bénéficié. Il a permis à
38 % des personnes sondées de trouver leur logement.
Ces
personnes étaient pour la plupart regroupées en famille.
Le bouche à oreille a permis de créer des réseaux
par les premiers arrivants de la famille, permettant à chacun de
trouver sa propre maison. Les personnes relogées par le biais de
leurs emplois représentent 15 % des personnes
interrogées. Il s'agit essentiellement de fonctionnaires car
l'administration se devait de reloger ses membres. Ils ont
été relogés pour la plupart dans des HLM qui leur
étaient réservées. 9 % des personnes
questionnées ont entrepris des recherches personnelles afin de
trouver un logement. Nous entendons par recherches personnelles, celles
qui ont été faites par le biais de petites annonces ou
d'agences immobilières. Au niveau de l'emploi, l'État
devait faire face à l'arrivée de nouveaux actifs et a
pris diverses mesures pour les reclasser au sein de la population
active métropolitaine. D'après le service central des
rapatriés, 85000 fonctionnaires ont été
rapatriés, dont 53000 titulaires et 20000 agents de service
(10). Au début de l'année 1963, il restait aux alentours
de 73000 demandeurs d'emplois rapatriés (11). L'opération
priorité à l'emploi fut déclenchée par le
décret du 2 mars 1963: son but était de diffuser une
information complète sur le marché du travail. Elle
aboutit à la création de la première bourse
nationale de l'emploi à Marseille. Malgré ces efforts,
cette opération n'eut pas le succès escompté
puisque 200000 personnes ont dû se reclasser par leurs propres
moyens (12).
Les rapatriés non salariés devaient
bénéficier d'une aide gouvernementale afin de faciliter
leur reclassement en métropole, fixée par le
décret du 10 mars 1962. Cette aide était
caractérisée par l'inscription sur des listes
professionnelles, ainsi que diverses subventions de reclassement,
doublées d'un capital de reconversion (13). Pour être
inscrit sur les listes professionnelles, il fallait justifier de trois
ans d'activité outre-mer en tant que travailleur
non-salarié. Une fois inscrit, le rapatrié devait
présenter un projet de réinstallation au préfet,
qui le transmettait à la commission économique centrale.
Cette commission avait pour rôle de contrôler
l'équilibre et le bien-fondé de ces projets, afin
d'accorder les aides requises (14). Face au nombre important
d'inscriptions sur les listes professionnelles, le gouvernement a
décidé d'orienter certains rapatriés vers une
reconversion dans le salariat. Pour favoriser la mise en place de ce
système, l'État proposait aux entreprises un contrat de
réadaptation renouvelable au bout de six mois, et les
travailleurs indépendants optant pour la reconversion touchaient
un capital de reconversion de 25000 F payable en trois tranches (15).
Concernant le reclassement dans le commerce, l'industrie et les
professions libérales, un prêt de reclassement
était attribué, avec un taux d'intérêt de
3 % l'an pour une durée qui ne pouvait dépasser 18
ans. 18000 agriculteurs étaient venus d'Algérie et
espéraient un reclassement. L'arrêté du 8 juin 1962
a défini les avantages auxquels ils pouvaient
prétendre : pour une installation individuelle sur une
exploitation, ils pouvaient bénéficier de prêts
à long terme à 2 % d'un montant de 170000 F avec une
durée de remboursement de 30 ans, ainsi que de prêts
à moyen terme pour l'équipement et la mise en valeur de
l'exploitation au taux de 3 % remboursables en 5 ou 15 ans. Il
fallait y ajouter une subvention de reclassement avec un plafond de
30000 F (16). Pour une installation sur un lot SAFER
(Société d'Aménagement Foncier
d'Établissement Rural) ou SAR (Société
d'Aménagement Rural), ils bénéficiaient d'un
prêt à long terme à 3 % d'un montant de 200000
F remboursable en 30 années, ainsi que d'une subvention de
reclassement plafonnée à 30000 F, à condition
d'être inscrits sur les listes professionnelles agricoles et
d'avoir la qualité de migrant (17). Les agriculteurs avaient
raison de se diriger vers l'Aquitaine, considérée comme
zone d'immigration et ils pouvaient y bénéficier d'aides
supplémentaires.
Parmi notre échantillon, toutes
prestations confondues, nous avons 19 % des rapatriés
interrogés qui ont touché des allocations de subsistance;
19 % qui ont eu recours à un prêt de reclassement
pour les secteurs non agricoles ; 14 % qui ont
bénéficié d'un prêt pour jeunes agriculteurs
et 5 % qui ont touché une prime de
déménagement. 33 %
n'y ont pas eu droit, ou n'ont pas voulu recevoir d'aides provenant de
l'État par crainte de ne pouvoir assumer des dettes
supplémentaires. Face aux difficultés que rencontraient
les rapatriés, l'État a préféré
mener une politique d'étalement des dettes,
caractérisée par diverses mesures, prises entre le
1er novembre 1967 et le 26 juillet 1973. Le moratoire des
dettes du 6 novembre 1969 a permis de libérer en partie les
rapatriés en levant certaines hypothèques. Une commission
nationale des prêts de reclassement a été
créée le 8 juillet 1975. Elle gérait
l'allongement des prêts, la réduction des taux
d'intérêts et la remise des sommes restantes dues.
Cependant dès le 8 juillet 1976, la commission n'a plus
fonctionné, donc aucun allégement supplémentaire
ne pouvait être accordé. Les agriculteurs rapatriés
ayant pris conscience de la situation tentèrent de vendre leurs
exploitations qui n'étaient plus hypothéquées. Des
évaluations ont été menées en 1975 dans le
Sud-Ouest, et elles indiquaient que parmi les agriculteurs 30 %
étaient en mesure de régler leurs dettes, 50 %
possédaient une exploitation viable mais ne pouvaient rembourser
leurs prêts et 20 % des exploitations étaient
condamnées (18). Pour retrouver un emploi, notre
échantillon a utilisé les mêmes systèmes que
pour retrouver un logement.
En Gironde, pour l'année 1963, on
avait 618 offres d'emplois pour 2748 demandes de rapatriés. Le
Sud-Ouest était plutôt caractérisé par un
taux d'actifs rapatriés important dans le secteur primaire. Les
Pieds-Noirs choisissaient essentiellement des emplois dans les secteurs
primaires et tertiaires, tendance qui se retrouve dans notre
échantillon. Le problème principal au niveau de l'emploi
restait la distorsion entre les besoins de la métropole et la
structure socioprofessionnelle des rapatriés. Ils étaient
majoritairement employés ou cadres, alors que la France
recherchait des techniciens, des ouvriers qualifiés et des
manœuvres. De plus, ils étaient pour la plupart
démunis de capitaux : 52 % des personnes interrogées
n'avaient pas de capitaux lors de leur arrivée en France.
À la fois avantage et désavantage, les rapatriés
possédaient un niveau d'étude supérieur aux
métropolitains: sur 100 actifs, 13 avaient le BEPC contre 6 en
métropole; et 12 avaient le baccalauréat contre 7 en
France (19). Cela constituait un avantage dans le sens où il est
plus facile pour une personne qualifiée de trouver du travail,
mais aussi une faiblesse puisque cela aboutit à un
déclassement. Le premier atout de cette population fut sa grande
jeunesse: 30 % des Pieds-Noirs ont moins de quinze ans (20). Dans
l'agriculture du Sud-Ouest, plus de 52,7 % des actifs
réinstallés comme agriculteurs ont entre 25 et 45 ans,
contre 26,2 % chez les métropolitains (21). Cette
population a apporté beaucoup de dynamisme et de renouvellement.
Le rôle des Pieds-Noirs au sein de l'agriculture du Sud-Ouest est
considérable et mérite d'être plus
détaillé. D'après Pierre Baillet, la
réinsertion des agriculteurs a bénéficié
des nouvelles structures agricoles mises en place (22).
Ainsi, le Fonds
d'Action Sociale pour l'Aménagement des Structures Agricoles
(FASASA), créé en 1962, avait pour
mission de pallier les répercussions de l'exode rural et des
mouvements de population. Il a divisé le territoire en zones de
« départs »
et
d'« accueil ».
En zone d'accueil, le
rapatrié était un « migrant
rural »
et pouvait recevoir un prêt à long terme de 170000 F
à 2 % avec un différé d'amortissements de
cinq ans ou de 200 000 F à 3 % remboursable sur trente ans.
La Gironde appartenait à ces dernières, ce qui signifiait
des aides supplémentaires pour les agriculteurs. Ainsi
d'après Pierre Baillet, 497 agriculteurs ont reçu des
prêts spéciaux en Gironde, jusqu'en 1972. De plus, les
SAFER furent installées le 5 septembre 1960 permettant la
création de nouvelles propriétés et l'augmentation
de superficie de celles déjà existantes. La loi du
8 août 1962 mettait en place les groupements agricoles
d'exploitation en commun (GAEC), ce qui comprenait la gestion du
matériel commun, jusqu'à l'union de plusieurs
exploitations. Les installations collectives dans le cadre
d'aménagements régionaux ont souvent été
des succès, telles que celles créées par la
compagnie d'Aménagement des Landes, ou la Compagnie des Coteaux
de Gascogne qui ont eu un réel impact en région
bordelaise. Ces achats représentaient de vrais paris qui
supposaient des calculs de rentabilité précis. Or, ce
n'était pas le cas car les plans de financement étaient
faussés par des déclarations du prix d'achat
révisées à la baisse, et d'un apport personnel
fictif. La moindre calamité climatique pouvait entraîner
un grave échec, ce qui était plutôt courant dans le
Sud-Ouest. 40 % des agriculteurs étaient pris au
piège de l'endettement (23). Au final, il y avait des
décalages entre les agriculteurs ayant réussi et ceux qui
étaient écrasés par l'endettement. Cet
échec peut être lié à deux causes : les
agriculteurs rapatriés n'étaient pas habitués au
mode de culture métropolitain, et les prêts ont
été utilisés dans les locaux, et pas toujours dans
l'exploitation elle-même. Sur le plan technique et
économique l'apport des agriculteurs rapatriés
était lié à leur dynamisme. Néanmoins, tous
les progrès ne doivent pas leur être attribués. Ils
ont eu un souci continuel de perfectionnement et de rentabilité.
L'utilisation de méthodes nouvelles dans l'agriculture du
Sud-Ouest coïncida avec l'arrivée des rapatriés. Ils
ont modifié l'écartement des vignes, permettant l'emploi
de tracteurs. Cette diminution de productivité a
été compensée par deux innovations : la vigne
est montée sur 5 ou 6 fils, atteignant 2 m de haut, favorisant
l'ensoleillement et facilitant la taille (24). Ils tentèrent de
gagner de la terre : dans le Sud-Ouest, la surface moyenne des
exploitations des rapatriés était de 33,2 ha contre
17,3 ha pour les autochtones (25).
Quarante ans après peut-on
parler d'intégration ? Lorsqu'on pose aux Pieds-Noirs la
question « Vous sentez-vous intégrés
? » les réponses indiquent diverses tendances. Certes
48 % des personnes interrogées se sentent
intégrées, certaines occupent même des fonctions
à responsabilités dans leurs communes d'accueil. D'un
autre côté 29 % des gens interrogés
pensent être intégrés, tout en avouant subir des
réflexions qui, pour eux, quarante ans après n'ont plus
lieu d'être. Finalement 23 % revendiquent le fait de ne pas
être intégrés : « Je
connais du monde,
mais je n'ai pas beaucoup d'amis, je vis renfermé sur
moi-même. Quand je discute avec des gens, je sens de
l'animosité quant à l'image de colons. [...]. Je ne me
sens pas intégré » (entretien n°
6). Ces
sentiments traduisent la difficulté qu'ont encore les
Pieds-Noirs à établir des liens avec les autochtones. En
effet, ils ont l'impression de ressentir une gêne, lorsqu'ils
dévoilent leurs origines. D'autres préfèrent
même éluder la question, comme s'ils avaient peur d'ouvrir
une boîte de Pandore. Les Pieds-Noirs ont des choses à
dire sur les Girondins. Celui-ci est d'abord
« froid ».
On lui reproche une certaine
arrogance. De plus, il aime prévoir les rencontres, ce qui va
à l'encontre de la « culture
pied-noire »
très conviviale. Finalement, le viticulteur bordelais n'est pas
prêteur : il reste replié sur son exploitation et
n'est pas tenté par le travail en collaboration: « Le
viticulteur girondin est très indépendant. Il rejette
toute collaboration. Il est très fermé, très dur,
même s'il vit dans des conditions difficiles »
(entretien n° 15). Ces clichés sont encore empreints de
cette rancœur dirigée contre les hommes politiques
français, et surtout le général De Gaulle, mais
aussi contre l'attitude des Français à leur
arrivée. Les Français et a fortiori les Girondins ont eux
aussi une idée bien définie des Pieds-Noirs. Tout
d'abord, « le
Pied-Noir » possède une
grande force de travail et du dynamisme. De plus, les Girondins
assimilent les Pieds-Noirs à l'anticonformisme et
l'originalité. Certes, ces aspects-là sont plutôt
positifs. Mais il existe encore un gros amalgame, qui consiste à
assimiler les Pieds-Noirs à de gros colons, « ayant
fait suer le burnous » (26).
Les relations
alambiquées entre les Pieds-Noirs et les habitants de la
région bordelaise conduisent ces derniers à penser qu'ils
forment une minorité. En effet, à cette question,
57 % répondent oui, ils constituent une minorité.
Tout d'abord, face aux problèmes administratifs : les
archives administratives concernant les Pieds-Noirs se trouvent
à Nantes et chaque demande se voit fortement ralentie. Cette
situation amène les Pieds-Noirs à penser qu'ils sont des
citoyens de « seconde
zone ». Cette perception
est aggravée par le problème rencontré avec
l'immatriculation sociale. Les rapatriés d'Algérie, qui
ne pouvaient apporter la preuve d'être nés avant le
3 juillet 1962 dans les départements d'Alger, d'Oran, de
Constantine, ou des Territoires du Sud, se sont vus attribuer le
numéro 99 désignant toutes personnes nées hors de
France. Pour les rapatriés ce numéro constituait une
mesure discriminatoire. Les Pieds-Noirs ont le sentiment, par ce
numéro, de ne plus être français. Après de
fortes réclamations, une circulaire a été
diffusée, publiée au Journal Officiel le 1er octobre
1996. De plus, ils se sentent encore marginalisés par
l'exclusion qui vient des mots. En effet, aujourd'hui encore on
prête attention à leur accent et on les désigne
comme s'ils n'étaient pas Français : dans
l'entretien n° 16, on a traité de la sorte la personne
interrogée « Vous
êtes des
rastaquouères, des renégats ». On peut
se
demander si les Pieds-Noirs ont reconstitué une
communauté en Gironde. Le terme communauté évoque
l'idée d'un espace physique ou social restreint dans lequel se
développent des
liens d'interconnaissance, l'acceptation des règles de conduite
et d'un sentiment d'appartenance (27). Des valeurs communes se
retrouvent dans l'importance donnée à la famille, le
respect de la France et de la religion. 67 % des personnes
interrogées ont la majorité de leurs amis qui sont
rapatriés. En effet, lorsqu'ils se retrouvent, ils peuvent
partager ces valeurs et souvenirs communs. Cependant, ils ont tous des
amis métropolitains, mais certains avouent qu'avec eux leurs
relations sont différentes. Il existe un réseau de
solidarité entre Pieds-Noirs. Lorsqu'ils se sont établis
en région bordelaise les Pieds-Noirs se sont serrés les
coudes. Ainsi, lorsqu'ils rencontrent des Pieds-Noirs ou des enfants de
Pieds-Noirs, ils s'intéressent systématiquement à
leurs origines, ce qui leur permet d'agrandir leur réseau de
relations et d'entraide. La preuve de cette solidarité se
retrouve dans le monde du travail, où l'on a plus facilement
recours à la coopération entre Pieds-Noirs :
« Entre agriculteurs
rapatriés, on se passera plus
facilement le matériel » (entretien n°
15). Ce
réseau pousse certains Pieds-Noirs à ne pas rechercher le
contact social avec les autochtones. Ceci a pour conséquence une
« auto exclusion » de leur environnement, ce qui
n'arrange pas les relations déjà houleuses qu'ils
entretiennent avec les Girondins.
Dès leur arrivée en
France, les Pieds-Noirs ont eu besoin de créer des associations
notamment pour s'entraider, mais aussi par la suite, pour reconstruire
leur mémoire collective. Les principales revendications des
associations sont d'ordre moral, et elles souhaitent réhabiliter
les Pieds-Noirs et harkis face à l'opinion publique
métropolitaine. Le réseau associatif est dense, mais on
peut distinguer différents courants. Des associations de
« revendications »
qui ont fait de
l'indemnisation leur cheval de bataille : la première
association de ce type est l'A.N.F.A.N.O.M.A (Association Nationale des
Français d'Afrique du Nord et d'Outre-mer) créée
en 1956. Les amicales apparaissent dans les années 1970. Elles
répondent au besoin de se retrouver, de partager du temps
ensemble et de retrouver des amis éloignés. Certaines ont
des critères géographiques comme par exemple les Anciens
de Philippeville, ou les Anciens du Constantinois, dans le cadre de la
Gironde. Des associations à vocation culturelle : elles
entendent préserver la culture pied-noire et mettent en avant
l'œuvre française en Algérie avant
l'indépendance comme c'est le cas du Cercle algérianiste.
Ainsi, le Cercle algérianiste de Bordeaux a été
créé en 1977. Il compte au 1er mars 2004, 347
adhérents. La moyenne d'âge de ses adhérents est de
62 ans. Parmi ses membres, 45 % sont Algérois
d'origine, et 35 % viennent de l'Oranie. Cette association est
aussi ouverte aux autres rapatriés d'Afrique du Nord qui
constituent 5 % des adhérents. L'association interpelle
aussi les pouvoirs publics sur des débats participant à
la constitution d'une histoire de la guerre d'Algérie. Les
associations constituent « un
instrument identificatoire,
permettant à la communauté disloquée de se
reconnaître et d'être reconnue »
(Joëlle
Hureau) (28).
Elles fédèrent, rassemblent et forment une
voix commune pour tous les rapatriés. Les associations craignent
l'oubli de la jeune
génération car la relève n'est que difficilement
assurée : ainsi, les 16 administrateurs du Cercle
algérianiste de Bordeaux sont tous retraités.
Or, le
rapport des Pieds-Noirs à l'histoire est très complexe.
Ils recherchent ce que Joëlle Hureau appelle « le droit
à l'histoire » (29). C'est pour cela que la
plupart
reconstruisent leur histoire par la généalogie, la
reconstitution de l'histoire d'une ville... Ainsi, parmi les
21 personnes interviewées, 4 ont réalisé des
arbres généalogiques, et 2 personnes écrivent
leurs mémoires. Ces attitudes permettent aux individus de porter
un autre regard, plus honorable et conventionnel sur leur passé.
Par conséquent pour éviter l'amnésie de cette
histoire mal connue, ils profitent de chaque occasion pour y faire
référence, provoquant une saturation chez leurs enfants,
plutôt tournés vers l'avenir. En effet, parmi les
personnes questionnées, 57 % reconnaissent que cet exil a
eu des conséquences sur le comportement de leurs enfants.
Certains ont été traumatisés pendant les
années qui ont suivi l'exode. On constate que dans une famille
où il y a plusieurs enfants, ceux qui ne sont pas nés en
Algérie s'intéressent davantage au vécu de leurs
parents. 43 % des enfants des personnes interrogées ne
s'attachent pas à ce cataclysme familial, ce que l'on peut
interpréter comme une sorte de refoulement. Ils invoquent
l'avenir qui est plus important, ou le simple fait qu'ils ne veulent
plus entendre cette souffrance car elle les gêne :
« Ma fille n'aime pas que
je lui raconte mon histoire, elle
dit que ça lui donne la déprime »
(entretien
n° 10). Certains ont pu souffrir d'une mise à l'écart
à l'école, qui ne venait pas tant de leurs petits
camarades, mais des parents de ceux-ci. Contrairement à leurs
aînés, le processus d'intégration des enfants de
Pieds-Noirs s'est fait de façon accélérée,
ce qui laisse présager un endettement de la communauté
pour les années à venir. Or une communauté
n'existe que si elle se pérennise. Les descendants sont
entrés dans la phase d'assimilation. Ce terme sociologique
définit l'adoption et la fusion dans un tout culturel
cohérent gardant les caractéristiques essentielles de la
culture traditionnelle, d'éléments empruntés
à une autre culture. C'est au sein même de ce terme que
naît le malaise que ressentent les enfants de rapatriés.
Ils doivent jongler avec ces deux facettes de leurs
personnalités. Contrairement à leurs parents, les enfants
de Pieds-Noirs ne recherchent pas forcément la compagnie
d'autres enfants de rapatriés : d'après les
personnes interrogées 48 % de leurs enfants ont très
peu ou pas d'amis Pieds-Noirs, ceux qu'ils fréquentent
étant pour la plupart les enfants des amis de leurs parents.
Pour eux la construction d'un réseau d'amitiés pied-noir
n'est pas essentielle car leur vie se construit en métropole.
Cette décomposition peut être observée par
l'endogamie au sein de la communauté. L'endogamie est le fait de
contracter une alliance avec une personne issue du même milieu
social. Parmi les 21 personnes interrogées, on trouve seulement
14 % des cas où des enfants de Pieds-Noirs ont
épousé d'autres enfants de Pieds-Noirs. Il reste un
espoir cependant : les petits-enfants témoignent un grand
intérêt dès leur plus jeune âge au
passé de leurs grands-parents. Ceci s'explique peut-être
par le poids d'une mémoire occultée, qui ne pèse
plus sur les plus jeunes.
De plus, les histoires de leurs grands-parents suscitent chez eux une
sorte de « fantasme
exotique », avec des
récits racontant un monde qui n'existe plus. L'exode a
été à la fois cause de dislocation et de
renforcement de la communauté pied-noire. La preuve de ce
paradoxe réside dans l'emploi du mot
« Pieds-Noirs »
lui-même, qui n'est devenu
systématique qu'après 1962. Certains étaient
conscients de l'issue de ce conflit. Pour se préparer au pire,
certains avaient acheté des maisons ou des
propriétés en Gironde car elles présentaient des
avantages pratiques.
La détresse des Européens s'est
décuplée au cours du rapatriement. Celui-ci avait
été très mal géré, leur donnant
injustement le sentiment d'être abandonnés. Une fois en
France, les uns ont regagné leurs maisons, tandis que les autres
se sont serré les coudes. Pour tous, la Gironde
représentait un bon compromis : elle n'était pas
trop éloignée de la Méditerranée et de son
mode de vie, tout en évitant les contraintes liées
à la trop grande concentration de rapatriés.
Au-delà de la misère, ce qui a été le plus
difficile à assumer fut l'accueil des métropolitains.
Ceux-ci étaient indifférents pour la plupart, aux
problèmes des Pieds-Noirs. Ils s'étaient
désolidarisés de leurs compatriotes d'Algérie car
ils voyaient en eux le principal obstacle à la paix. La
réussite de leur réinsertion est due à leur
dynamisme. Beaucoup ont interprété ce combat
économique comme une revanche sur le sort et les
métropolitains. Ils ont eu une influence indéniable sur
l'agriculture du Sud-Ouest qu'ils ont en partie revivifiée.
Le bilan de l'intégration pourrait se résumer ainsi : il semblerait que quarante ans après les griefs réciproques n'aient pas été pardonnés. Chacun des deux groupes dessine aisément une caricature de l'autre, sans que les fossés aient été franchis. L'aspect communautaire qui domine les liens entre rapatriés a contribué à cette semi-exclusion. La volonté de s'affirmer en tant que communauté n'est pas reprise par les jeunes générations qui entendent se détacher d'un passé presque « honteux ». Ces dernières ont du mal à assumer cette double identité. Cela reste lié au rapport douloureux qu'entretiennent les Pieds-Noirs avec l'histoire. Pour les jeunes, ces valeurs et ces attitudes sont liées au passé, alors qu'ils se veulent résolument tournés vers l'avenir. Ils souffrent de l'amnésie qui a touché la guerre d'Algérie pendant leur jeunesse. Les petits-enfants des rapatriés sont plus intéressés car ils connaissent mieux la guerre qui, la plupart du temps, leur est enseignée sans censure. La situation chez les jeunes générations semble critique, ce qui pousse les associations et les anciens à réagir en développant une littérature du souvenir, qui construit leur histoire de l'Algérie française.