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Le Corps expéditionnaire français en Italie

par Gilbert JOLY

Mieux que Fabrice — héros stendhalien — relatant la bataille de Waterloo, Gilbert Joly, officier de réserve, ingénieur de profession et bâtisseur de ponts très au-delà de l'Hexagone, nous fait revivre l'épopée du Corps expéditionnaire français en Italie (1943-1944).

Il souligne notamment l'imposante stature et l'incontestable autorité du maréchal Juin que rappelait notre excellent ami, le général Bonhoure, dans un précédent numéro de l'Algérianiste.

De tels témoignages sont nécessaires à notre mémoire collective. Ils participent au combat pacifique mené sans relâche pour notre existence et notre reconnaissance.

Car oui, nous étions au Belvédère, à Cassino, à Rome... à Sienne. Après un a examen de passage, qui en étonna plus d'un.



Dès l'armistice de 1940 commence en A.F.N. le camouflage du matériel de guerre et des effectifs. Ces opérations sont développées avec vigueur par Weygand à son arrivée. Imprimant à tout ce qu'il fait sa marque personnelle, il élargit le champ de ses activités et s'efforce de maintenir élevé le moral de la troupe et des populations civiles, malgré la dureté des temps.

Giraud suivra tant bien que mal.

Juin constitue, après le 8 novembre 1942, à l'ouest d'Oran, son corps expéditionnaire, loin des luttes politiques d'Alger, où de Gaulle vient de prendre pied.

Le C.E.F. est donc, d'abord, l'Armée Weygand. Son drapeau sera le drapeau tricolore national sans surcharge.

En 1950, lorsque le gouvernement français offre le bâton de maréchal à Juin, celui-ci, avant d'accepter, va trouver Weygand, lui disant : « Cet honneur vous revient, c'est vous qui avez recréé l'Armée d'Afrique. »

« Peut-être, répond Weygand, mais c'est vous qui l'avez menée victorieusement au combat. »

Pourquoi une campagne d'Italie ?

Staline, depuis 1942, ne cesse de réclamer l'ouverture d'un second front. L'installation des anglo-américains en A.F.N. ne peut en tenir lieu. D'où l'invasion de la Sicile.

Conséquence, les Italiens se retirent de la lutte et les Allemands les remplacent en Italie péninsulaire.

Les Alliés franchissent le détroit de Messine et, de Charybde en Scylla, les voici en Calabre. Ils poussent vers le Nord et débarquent des forces sur les arrières allemands à Salerne, où ils sont à deux doigts d'être rejetés à la mer. (The terrible days of Salerno.)

Les Allemands ont fixé leur stratégie d'arrêt. Ce sera la « ligne Gustav » au nord de Naples, en bordure du Garigliano et du Rapido, au pied de la butte de Monte-Cassino couronnée par la célèbre abbaye chargée d'histoire.

En novembre 1943, la 3ème D.I.A. (3e division algéro-tunisienne) sous le commandement de Monsabert, débarque à Naples, dont le port a été sévèrement traité par l'aviation américaine. Juin arrive également avec son état-major.

Aucune autorité anglaise ou américaine pour le recevoir. Il doit téléphoner au consul de France et lui demander des moyens automobiles pour se rendre à Caserte, au Q.G. allié.

Pourquoi cette indifférence et peut-être même ce mépris ? Parce que depuis la défaite de 1940, notre pays est «out of map » rayé de la carte. Le soldat français a perdu toute qualité combative et la pensée militaire française n'existe plus.

Par ailleurs, lorsque des peuples maritimes combattent à terre et qu'ils rencontrent des fantassins pleins de bonne volonté, ils se déclarent immédiatement preneurs.

Juin s'entend dire que ses troupes seront à la disposition du commandant du front italien, l'Anglais Alexander, lequel puisera dans cette réserve bienvenue, saupoudrant les troupes anglo-américaines au gré des besoins et pour des durées variables, selon le déroulement des opérations.

Juin refuse catégoriquement cette conception. Il veut que ses hommes soient engagés en corps constitué, capable d'actions globales, sous commandement uniquement français à tous les échelons, les liaisons des différentes armées s'effectuant au niveau le plus élevé.

Il n'obtient qu'une réponse polie, mais évasive.

Alexander entend juger, sur le terrain, ce que vaut cette infanterie.

Précisément une attaque frontale va être engagée contre le Monte-Cassino par les anglo-américains, à partir du village de Cassino, implanté au bas de la butte, au sud de celle-ci.

La 3ème D.I.A. prend place à droite du dispositif allié face au Belvédère. Sa mission : « retenir le plus possible de forces allemandes pour soulager les Alliés, enlever le Belvédère, un observatoire de grande valeur à 1.300 m d'altitude ».

C'est l'examen de passage pour l'Armée d'Afrique.

Terrain rocheux, dépourvu de couverture terreuse, où la pelle-bêche ne sert à rien. Le sol est en forte pente partout, les hommes font de petites murettes de pierre devant eux, seule protection possible, combien dérisoire.

Le Belvédère est enlevé, l'ennemi fuit sur les contre-pentes, mais les pertes sont lourdes. Le ravitaillement en vivres et en munitions a mal suivi.

Et les Allemands reviennent en force. Ils reprennent le Belvédère. Retour au point de départ. Monsabert recomplète ses unités, assure un ravitaillement généreux, insuffle son énergie à tous, redonne le moral.

L'infanterie repart à l'assaut et s'empare à nouveau du mont. C'est fini, les Allemands ne reviendront jamais plus. Les Américains, qui avaient échoué antérieurement sur le Belvédère, diront : « Hat off » « chapeau bas ».

Examen réussi. Juin obtient que l'Armée d'Afrique soit l'Armée française, insérée a égalité entre Américains à gauche et Anglais à droite, reliée administrativement à la 5ème américaine de Clark.

Les Allemands ne s'y trompent pas. On trouvera plus tard sur un de leurs officiers prisonnier, une note de Kesselring, leur général en chef, précisant : « Les unités ennemies en face de nous ne paraissent pas avoir les aptitudes requises pour percer nos lignes. Seule l'infanterie française en est éventuellement capable. En conséquence j'exige d'être informé, sans retard, des emplacements qu'elle occupe. »

La première attaque alliée sur Cassino vient d'échouer, malgré une préparation d'artillerie d'une puissance double de celles enregistrées autrefois à Verdun.

Puis le C.E.F. s'étoffe. Arrive la 2ème division marocaine de Meknés, la 4ème division marocaine de montagne de Marrakech.

Cette dernière est une création originale. Elle comporte une section d'éclaireurs skieurs, une artillerie de 65 sur bâts, des compagnies muletières de transport. Avant son embarquement, elle a subi un entraînement intensif dans les montagnes de Tlemcen à la frontière algéro-marocaine.

Les Américains, intrigués, regardent cette armada d'un autre âge qui ignore la mécanique. Ils considèrent avec amusement et peut-être avec condescendance, ces « hommes avec leurs mulets » (The men with the mules).

Ils ne font pas que cela.

Ils lancent une deuxième attaque contre Cassino, selon le même schéma que précédemment, mettant en ligne leur « crack- division », la 36ème division du Texas. Pour le même résultat.

Il fait froid. Les pentes, les sommets sont couverts de neige. Des pistes supportant un lourd trafic d'hommes, de camions, d'engins chenilles, monte une boue épaisse rendant la montée en ligne exténuante.

Le C.E.F. continue à se renforcer. On voit arriver les 4 G.T.M. (Groupements de tabord marocains) de Guillaume, la 3ème D.F.L. de Brosset dont la composition est quelque peu hétéroclite et qu'on a dû embarquer de force.

Et voici la troisième attaque anglo-américaine sur Cassino, toujours sans résultat. Cette butte maudite qui domine la vallée du Liri et barre la route de Rome aux divisions mécaniques, est devenue un aimant pour les états-majors alliés. Ils ne voient plus qu'elle.

Jusqu'à ce moment, l'abbaye n'a pas été prise comme cible par les artilleurs. Les observations permettent d'admettre qu'il n'y a pas de forces allemandes à l'intérieur.

Mais voici que l'affaire est laissée aux mains des seuls Anglais. Le corps néo-zélandais arrive et Maitland Wilson (commandant en chef du front méditerranéen basé à Alger) fait lui-même une reconnaissance aérienne à basse altitude au-dessus de l'abbaye. Il affirme que celle-ci est occupée par les Allemands, ou qu'elle leur sert de refuge au cours de la bataille.

C'est alors un déluge d'obus de tous calibres sur le vieux monastère et les Américains ajoutent, à ce feu de l'artillerie terrestre, les bombes de leurs forteresses volantes.

Juin et Monsabert assistent, d'un piton voisin, à ce spectacle dantesque et Juin déclarera plus tard sa satisfaction de n'avoir pas été mêlé à cette mauvaise action. On le sait maintenant, les Allemands n'ont jamais utilisé l'abbaye pour abriter des troupes. Alexander, « confiant dans ses calculs », estime qu'après une préparation de cette intensité, il ne reste plus un ennemi vivant sur la butte du Monle-Cassino... Il en reste.

Cette armée anglaise est composée d'éléments de bonne qualité. Mais est-elle homogène ?

A son aile gauche, la 4ème division de l'Armée des Indes, Radjpoutes indiens et Gourkas du Népal.

Puis le corps néo-zélandais, enfin à sa droite contre l'Adriatique, un corps polonais, dont le voyage du pays des Soviets à l'Italie est déjà une odyssée.

La bataille fait rage pendant quatre jours, dans les ruines du village de Cassino. C'est une suite de combats rapprochés à la grenade pour prendre des monceaux de gravats ou des casemates en béton construites par l'ennemi. Des assaillants arrivent à 500 mètres du monastère. Ces 500 mètres ne seront jamais franchis.

Les pertes sont énormes des deux côtés. L'armée anglaise revient à ses positions de départ. Le quatrième assaut a échoué.

Que fait Juin pendant ces offensives frontales ? Il étudie son terrain et imagine une stratégie.

Problème ? Permettre à des unités mécanisées de foncer sur Rome en rendant disponibles les deux seules routes d'accès. La 5° américaine (Clark) est déjà à cheval sur la Via Appia. Les Anglais attendent que saute le verrou de Cassino pour se lancer à travers la vallée du Liri, sur la Via Casilina. Quatre assauts de face ont montré la difficulté de l'entreprise et son coût.

Juin imagine d'éliminer Cassino par une manœuvre au large. Mais pour passer de l'idée à la réalisation sur le terrain, il faut disposer de l'outil. Juin l'a, ou croit l'avoir. Ce sera le C.E.F.

Un Corse célèbre l'avait dit : « La stratégie, un art simple, tout d'exécution. »

Alexander et Clark adoptent le plan Juin. D'où un nouvel ordre de bataille :

— Via Appia, Santa Maria Infante : 5ème division américaine Clark, 2 divisions blindées ;

— Santa Maria Infante, San Georgio du Liri : Corps expéditionnaire français Juin, 4ème division d'infanterie, corps de goums marocains, logistique par compagnies muletières ;

— San Georgio du Liri, Adriatique : 8ème armée britannique, 4ème division des Indes, corps néo-zélandais, corps polonais.


Juin prend toutes les responsabilités sur ses épaules. C'est le C.E.F. qui devra ouvrir la route de Rome.

L'attaque sera lancée en mettant de son côté tous les éléments pouvant créer la surprise :

a) attaquer face aux monts Aurunci dont on sait que les Allemands estiment cette montagne trop difficile pour se prêter à une attaque susceptible de développement. On peut donc supposer qu'ils se garderont moins bien de ce côté ;

b) concentrer le C.E.F. dans la boucle du Garigliano, avec le maximum de discrétion. Le couvrir de fumée pendant quinze jours pour le rendre invisible à l'observation aérienne ;

c) silence radio. Quelques salves journalières en vue de ne pas attirer l'attention par une absence totale d'artillerie ou de mousqueterie ;

d) attaque de nuit, sans préparation d'artillerie et débouché brutal des échelons d'assaut, au moment précis (heure H) où toute l'artillerie du C.E.F. ouvrira le feu, en même temps, après quinze jours d'inactivité ;

e) dès la percée réalisée, lâcher des goums, jouant le rôle d'une « cavalerie à pied » en vue de semer le désordre sur les arrières ennemis et éventuellement conquérir des pitons d'accès difficile ;

f) objectif principal au départ, le Monte-Majo.


Quelle sera l'unité choisie pour partir en tête ? Les troupes sont d'égale vajeur. La 3ème algérienne, menée par Monsabert, gentilhomme béarnais, brillant, impétueux, type Cyrard 1914, ou la 2ème marocaine avec Dody, solide jurassien froid et tenace ?

Juin se décide pour la ténacité.

Nous voici au 10 mai. Les gens d'en face s'agitent quelque peu. Pensent-ils que leurs adversaires se manifesteront pour l'anniversaire d'un certain 10 mai 1940 ? Non, cette journée du 10 mai 1944 est calme, comme les précédentes. 11 mai au matin, rien... 11 mai à midi, rien.

Et voici qu'à 17 heures arrive aux unités l'ordre du jour de Juin. Heure H : 23 heures.

« Combattants français de l'Armée d'Italie, une grande bataille dont le sort peut hâter la victoire définitive et la libération de notre patrie s'engage aujourd'hui. La lutte sera Implacable et poursuivie avec la dernière énergie. Appelés à l'honneur de porter nos couleurs, vous vaincrez, comme vous avez déjà vaincu, en pensant à la France martyre qui vous attend et vous regarde... En avant ! »   


Le général JUIN, commandant en chef
du Corps expéditionnaire français Italie, 1943-1944.

Pas de grandiloquence. Sec, clair, net comme un coup de clairon. Encore six heures d'attente. Six longues heures. Soudain, à 23 heures, les 2.500 pièces d'artillerie échelonnées de la mer Thyrénienne au Liri, ouvrent le feu en même temps, les unités d'assaut de la 2ème et de la 4ème marocaine s'élancent sous la protection de cette voûte d'acier, les impacts éclairent le paysage d'une lueur jaune.

Le terrain est difficile, caillouteux, bosselé. coupé de ravineaux. C'est une série de combats singuliers, par petits groupes dont la somme constitue cette offensive du Garigliano. D'où l'importance du rôle du sous-officier.

Puis le jour se lève, annonceur de mauvaises nouvelles. Apparaissent à contre-pente des réseaux intacts de barbelés que n'avait pas révélés l'observation aérienne. Devant la 3ème algérienne, le village de Castelforte est un tube d'acier dans lequel il faut obligatoirement passer, alors que les parois intérieures sont garnies de mitrailleuses, de mortiers, de lance-flammes. La surprise n'a donc pas joué. C'est l'échec.

Dans les Q.G. alliés on s'interroge anxieusement.

Juin, de son P.C. de Sessa Arunca, à 20 kilomètres en arrière, suit sa bataille sans interruption. Des officiers arrivent continuellement faire leurs rapports verbaux, aussitôt examinés, analysés.

A midi. Juin prend alors une décision capitale pour tenter de renverser le cours des événements. Accompagné d'un officier, il se rend en voiture sur le front. Il voit ses généraux de division, les colonels des régiments, des chefs de bataillons dans leurs P.C. On lui interdit d'aller plus avant.

Il expose qu'une meilleure connaissance du dispositif ennemi permet d'envisager la reprise de l'offensive. Il insuffle a chacun sa foi inébranlable dans le succès, sous la condition que cette reprise se fasse sans désemparer.

Rentré à son Q.G. il s'enferme dans son bureau, en ressort une heure après et, s'adressant à tout son état-major réuni : « Tous les ordres précédents sont maintenus. Exécution immédiate. »

Et le C.E.F. repart à l'assaut après une sévère préparation d'artillerie sur les obstacles révélés le 11 mai et la percée est réalisée le 12.

La 2ème marocaine fonce sur son objectif initial, le Monte-Majo, le deuxième môle qui, avec le mont Cassin barre la Via Casilina tant convoitée par les Anglais.

Le Majo enlevé est coiffé d'un immense drapeau tricolore que tous, en avançant vers Rome, pourront, en se retournant, voir flotter longtemps dans le lointain.

La 3ème algérienne est passée dans Castelforte après une lutte sanglante et s'élance en avant.

Juin constitue alors un « corps de poursuite », composé de la 4ème marocaine et des goums de Guillaume. Ce corps, sorte de « cavalerie de montagne », sème le désordre sur les arrières ennemis. Les goums, notamment, se signalent par l'ascension de la falaise de Petrella et tombent sur le dos des forces allemandes complètement surprises. Certains tabors très avancés recevront du ravitaillement par parachutes.

L'avance se poursuit au prix de combats toujours aussi acharnés et voici Cassino largement dépassé. La gauche allemande débordée se retire et le corps polonais entre dans l'abbaye en ruines, vide d'occupants. Voici les monts Albin masquant la Ville Eternelle. Le C.E.F. pousse toujours en avant et la 5ème américaine, sur sa gauche, prend du retard.

Ce sont des éléments de la 3ème algérienne, qui, les premiers, atteignent les limites municipales romaines. Ils ne vont pas plus loin malgré les acclamations des civils italiens les invitant à entrer : « Avanti francesi ».

Pourquoi ? Parce que dans une coalition, on se partage les dépouilles avant d'avoir mis l'ours à terre. Rome aux Américains - Florence aux Anglais - Sienne aux Français.

Clark, de la 5ème américaine, se présente enfin devant Rome. Lui non plus ne franchit pas les limites. Il appelle Juin par radio et fait son entrée dans Rome avec le commandant en chef français à son bord. Beau geste de reconnaissance. Beau geste de soldat.

Le 15 juin 1944, honneur est rendu à l'Armée d'Afrique, qui défile seule dans la Ville éternelle. Elle est représentée par deux bataillons de la 2ème marocaine, fer de lance du C.E.F.

Elle passe devant le Colossio, s'engage sur la Via Imperia et salue Jules César, qui, sur le Capitole, n'est toujours, distance contrôlée, qu'à 500 mètres de la Rocca Tarpeiana.

Elle tourne à droite et la voici sur la place de Venise où en 1940 Mussolini annonçait, de son balcon, sous les vivats de la foule, la déclaration de guerre à une France accablée.

Aujourd'hui, au même endroit, c'est Juin qui salue les soldats. D'autres gens, peut-être les mêmes, couvrent de leurs acclamations le son des tambours et des raïtas et lancent des « Eviva il Francesi» frénétiques.

Cependant, la lutte se poursuit au-delà de la campagne romaine. Le Tibre franchi, on entre en Toscane, où les Allemands livrent des combats en retraite, avec l'intention de se fixer au nord de Florence, sur l'Appenin toscan.

C'est l'été. Magnifique contrée qui rappelle la Provence, par son ciel, sa terre, ses arbres, ses villages.

Voici enfin la 3ème algérienne devant Sienne et le fameux ordre de Montsabert : « Pas un obus français sur Sienne ». Cet ordre célèbre sera brodé en lettres d'or sur un fanion que les dames de Sienne offriront à Montsabert. Et c'est l'entrée dans la ville sous les acclamations de la foule. Le 4 juillet, sur la superbe place du Campo, Juin, « dans sa capitale » présente son armée aux généraux alliés Clark et Alexander.

Une fois de plus, le C.E.F., représenté par la 3ème algérienne est applaudi par la foule italienne.

A l'issue de la prise d'armes, Alexander, l'anglais, se tournant vers Juin : «Si les forces alliées sont ici, aujourd'hui, c'est parce qu'un jour un général français eut l'idée de la manoeuvre de Garigliano. »

Juin répond sobrement : « Cette victoire n'est pas due à une conception stratégique, mon Général, elle est due à la vaillance de mes chefs de sections. »

A Sienne, Juin reprend la pensée du Corse célèbre, mais dans sa formulation on sent une affection pour ses hommes. Pour être matérialisées sur le terrain, ses conceptions ont besoin d'un outil. Sur le sol chaotique de l'Italie péninsulaire, l'outil c'est essentiellement une infanterie rustique, agressive, infatigable, encadrée de près par des chefs qui la comprennent et qu'elle respecte, soutenue enfin par une logistique assurée par compagnies muletières. L'outil c'est le C.E.F.

Un Allemand qui combattit avec son bataillon de parachutistes sur Cassino, le commandant Bômler, écrira : « De tous les généraux qui nous furent opposés, un seul, le général Juin, comprit que Cassino pouvait tomber par une manoeuvre de style napoléonien », car seul il disposait de l'outil adapté au terrain. »

Les hommes du rang exprimaient leur opinion de façon simple mais significative « sur ces pistes sinueuses et embourbées des pitons italiens, les camions tombent dans les ravins, les compagnies muletières passent. » Les généraux américains et anglais, issus de pays hautement industrialisés, n'avaient pas réalisé immédiatement, que le terrain pouvait dans certaines circonstances, dominer la mécanique. Ils avaient fait la guerre en ingénieurs.

Après Rome et pendant la campagne de Toscane. Juin n'a plus l'esprit en repos. Pourquoi ne pas exploiter stratégiquement cette victoire dont les états-majors n'avaient pas prévu l'ampleur au départ ? Pourquoi ne pas pousser, jusqu'au col de Tarvisio, en Vénétie Julienne. Pourquoi ne pas reprendre la route suivie par Masséna allant en 1796 livrer la bataille de Wagram ?

Il demande, sans succès, à de Gaulle, de faire embarquer d'urgence pour l'Italie les deux divisions blindées, la 1ère et la 5ème formées en Algérie et prêtes à entrer en campagne.

Il convainc Clark et Alexander qu'il faut exploiter cette carte que le dieu des batailles a mise soudainement, dans le jeu des Alliés. Consulté, Churchill donne son accord.

Il reste à convertir le Grand Maître, l'Américain Marshal (chef des états-majors alliés) qui suit l'affaire depuis Washington. Celui-ci arrive en Italie. Juin expose ses idées.

Marshall sourit : « Ah ! ces Français. Ce sont bien les descendants de Napoléon... Seulement, ils oublient, ces Français, que nous avons, depuis longtemps, tracé nos plans pour l'invasion de l'Europe. Deux opérations, l'une sur la Manche, l'autre sur la Provence, et nous avons réparti notre tonnage maritime en conséquence... Si nous vous suivions, il faudrait créer une grande base sur l'Adriatique pour alimenter un front en Europe centrale et orientale... Or nous avons aussi sur les bras le front du Pacifique... Il faut donc laisser se dérouler notre plan initial, et pas plus. »

Les terriens n'ont rien à répondre. Ils s'inclinent.

Pour Juin, ce sera le plus grand regret de sa vie de soldat.

On saura plus tard qu'il y avait dans cette affaire un arrière-plan politique... A Téhéran, le grand malade Roosevelt avait laissé aux Soviétiques l'honneur d'entrer les premiers à Vienne, à Prague et à Berlin. Ce qui ne tirait pas à conséquence, puisque le président américain espérait, grâce à son charme personnel, faire de l'Oncle Joe un bon démocrate. Après Sienne, l'ardeur guerrière des Alliés faiblit. Des contingents importants sont retirés du front et dirigés vers les ports du Sud.

Le C.E.F. voit son créneau s'amenuiser, mais il poursuit toujours sa route en combattant. Le voici dans San Giminiano, la ville aux tours carrées, légères, élancées. C'est là qu'il est relevé par l'Armée anglaise. Il est à 500 kilomètres du Garigliano.

Juin, dont les unités sont déjà en route vers le Sud, fait des adieux simples et émouvants aux officiers de son état-major, au cours d'un frugal repas de popote, servi en plein air sous les ombrages. Il demande à tous de servir son successeur comme ils l'ont servi lui-même... De Lattre de Tassigny vient de faire son apparition en Italie et prend contact avec les unités destinées au débarquement en Provence. Son armée recevra la dénomination d'Armée B. Jolie appellation administrative qui permettra toutes les confusions ultérieures.

Les embarquements ont lieu à Civita Vechia, Naples, Brindisi. Les unités partent de l'Adriatique, contournent la péninsule et avant de s'engager une deuxième fois dans le détroit de Messine, aperçoivent dans le lointain la terre algérienne à laquelle ils donnent un regard. Pour certains, le dernier.

Le C.E.F. a vécu.

Il laisse ses morts sur la terre italienne, dans trois cimetières :

— Monte-Mario, au sud de Rome ;

— Venafro, le plus grand, dans les Abruzzes ;

— Capodichino, dans la banlieue de Naples,

Et une plaque scellée contre un mur, sur la grande place de San Giminiano.

Il a rempli la mission que lui avait confiée Juin : « déchirer dans la glèbe des champs de bataille le voile de deuil qui, en 1940, s'était abattu sur l'Armée française ».

Pauvres morts de l'Armée d'Italie, pourquoi la France vous a-t-elle oubliés ?



N.D.L.R. — Pour un effectif de 120.000 hommes, les pertes de la campagne d'Italie s'élevèrent à 7.037 morts, 4.201 disparus et 29.913 blessés, soit 41.151 soldats tués ou mis hors de combat.

FAITS DIVERS AUTOUR DE LA CAMPAGNE D'ITALIE

Corps polonais de la 8° armée britannique -- En Septembre 1939, Allemands et Russes attaquent et envahissent la Pologne. En 1941 les Allemands attaquent la Russie.

Les Polonais prisonniers des Russes depuis deux ans se voient offrir la «liberté» à condition d'être dispersés dans les unités soviétiques pour combattre les Allemands.

Ils répondent affirmativement sous réserve d'être constitués en corps autonome polonais. Interminables discussions.

Churchill, mis au courant, et voyant des fantassins disponibles se déclare preneur. Affaire conclue. Par l'Iran, le Proche-Orient, ils arrivent à Suez, où ils sont incorporés dans la 8° armée britannique. Lybie, Cyrénaïque, puis Tunisie et enfin front italien.

A la droite de cette 8ème armée, ils relèvent des Anglais d'Angleterre; C'est pourquoi il existe un cimetière de 1.200 tombes polonaises juste au nord de l'abbaye du Monte Cassino.

(Parenthèse) Même phénomène au cimetière de Narvik. On voit des tombes de légionnaires du 4ème Etranger et de Chasseurs alpins. Dans le carré britannique on ne relève que des noms polonais.

En 1943, le général Andrew, commandant le corps polonais en Italie, se rend en Angleterre et obtient d'être reçu par Churchill : « Monsieur le Premier Ministre, je suis informé de tractations ayant pour fin des concessions territoriales aux Soviets, aux dépens de mon pays. Oubliez-vous que vous êtes entrés en guerre pour garantir les frontières de la Pologne ? »

Réponse : « Si vous êtes insatisfait, vous pouvez retirer vos troupes, nous en avons assez maintenant.» 

La pugnacité churchilienne tant vantée, s'accompagne parfois de cynisme.

***

Le commandant Bômler. -- Chef de bataillon allemand qui, avec ses parachutistes opposa sur Cassino une résistance acharnée et victorieuse aux anglo-américains. Il a dit dans un livre, son opinion sur la manœuvre « de style napoléonien » conçue par Juin.

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En 1955, les adversaires d'hier se rencontrent amicalement sur l'ancien champ de bataille. Juin est présent.

Des feux de camp sont allumés sur tous les pitons reliant le Monte-Majo à la butte de Cassino. Toute la nuit retentissent les chants de soldats des Allemands et les chansons de l'Année française d'Italie.

Un Allemand vient se présenter militairement au maréchal Juin. C'est l'ancien commandant Bômler : « Monsieur le Maréchal, j'espère que si une nouvelle guerre éclatait nous serions cette fois du même côté. »

Aux funérailles de Juin, tous les généraux du front italien, américains et anglais, ses anciens camarades de combat, Clark, Alexander, Maitland Wilson, galonnés d'or, sont groupés du même côté, près du catafalque.

De l'autre, un homme seul, en civil, tête nue et dépourvu d'invitation officielle... le commandant Bômler.

***

Les trésors de l'abbaye. — La vieille abbaye est chargée de trésors. Elle vient de connaîtra deux siècles de tranquillité. Les dons, les travaux de toute nature, exécutés par des artistes bénévoles, s'accumulent avec le temps : peintures murales, statues, mobilier de marbre, vêlements et objets sacerdotaux.

Un officier autrichien comprend, dès l'approche des forces adverses venant du sud, que l'abbaye et ses trésors sont exposés aux plus grands dangers.

Or, il commande une compagnie de transport automobile. De sa propre autorité, sans en référer à ses supérieurs, il entreprend le déménagement du monastère et dépose ce qu'il enlève à Rome, dans la basilique Saint-Paul, hors-Ies-Murs. Il enfreint ainsi tous les règlements militaires.

Un jour ses supérieurs sont informés. Et le laissent continuer. Car il évacue aussi des civils italiens qui s'étaient réfugiés dans les sous-sols profonds du monastère et enfin les moines, dont le révérend supérieur Diamare.

Il s'arrête, lorsqu'il pressent que la foudre va s'abattre sur la vieille abbaye de Monte-Cassino, d'où est partie, selon Bômler, la civilisation occidentale.

L'homme qui a accompli ces actions courageuses et charitables est un Viennois catholique, le lieutenant Schlogel.

Son nom mérite de rester dans les mémoires.

Les Américains ont-ils souffert d'un sentiment de culpabilité ?

Ils reconstruisent l'abbaye à leurs frais.



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