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Yves Boutin, premier soldat de l'Armée d'Afrique

Qui se souvient aujourd'hui du Colonel Vincent-Yves Boutin, un homme du siècle dernier au caractère et au destin hors du commun ? Et pourtant son nom mérite une place dans la mémoire de ceux qui naquirent, bonheur ou malheur, sur l'autre bord de la Méditerranée car il eut le génie de voir, le premier, clairement et positivement, comment la France pourrait, si Dieu voulait l'aider, débarquer à Alger — et y rester, rejetant pour toujours loin des rivages barbaresques les Turcs, ces occupants abusifs et leur flotte de corsaires marchands d'esclaves...

Yves Boutin vient au monde dans un petit village entre Nantes et Angers, en janvier 1772. Son père, toute petite bourgeoisie de province, est « propriétaire-maréchal-ferrant». Cependant Yves Boutin fait ses études chez les Oratoriens de Nantes (où il a pour professeur de physique Joseph Fouché lui-même, qui par la suite terrorisera bien d'autres gens que ses élèves...) Mais la Révolution éclate - Yves s'engage et devient soldat de métier. C'est l'époque héroïque où les carrières brillantes et rapides ne manquent pas. Sous-lieutenant en Vendée, lieutenant sur le Rhin, Capitaine du Génie en Italie, Boutin sert sous Brune, Ney, Murât, Moncey, Marmont... En 1807 il entre dans la légende de la Grande Armée, de manière assez extraordinaire. Voici comment. Il s'agit déjà de pays d'Islam mais Alger viendra plus tard...

Remarqué par l'Empereur - et Napoléon avait le coup d'oeil juste pour estimer les hommes à leur valeur - il est envoyé auprès du Général Sébastiani, ambassadeur de France en Turquie. Mission fort délicate. La tension avec l'Angleterre est extrême ; pas question alors de « décrispation ». C'est l'épreuve de force partout. Or, la Sublime Porte est prête à céder à l'Angleterre dont la flotte croise au large de Constantinople - toujours la « perfide Albion » que Napoléon rencontre sur sa route...



Croquis du Fort l'Empereur, coupe et élévation d'après Boutin.


Après trente-cinq jours d'un voyage épuisant Boutin arrive à Constantinople, non par la mer, bien sûr, mais par les terribles routes terrestres de l'époque. La situation est tragique (surtout pour un Français !) Les Anglais sont décidés à débarquer - et le Sultan va ouvrir le port et les portes de la ville. Mais, premier exploit, l'envoyé très spécial de l'Empereur s'impose au Grand Seigneur qui, sur la recommandation de l'Ambassadeur Sébastiani lui donne les pleins pouvoirs (Tout est possible en pays oriental !).

Au nom de l'Empire Ottoman Boutin se charge de recevoir lui-même les parlementaires anglais stupéfaits, les éconduit, demandant au moins vingt-quatre heures de réflexion. Entre-temps il fait fortifier la ville, galvanisant la population, mobilisant les hommes, mais aussi les femmes et les enfants... Les canons ne manquent pas du reste, il s'agit de les placer convenablement et de trouver des munitions... Et lorsque les Anglais reviennent, il n'est plus question de parlementer. C'est la guerre !

La flotte anglaise, terriblement mitraillée par le feu des batteries turques abandonne ses bâtiments coulés et va se réfugier au-delà des Dardanelles. Quelle déroute ! Boutin triomphe. Le Sultan l'accable de remerciements, le décorant de l'Ordre du Croissant de Turquie, lui octroyant aussi une dotation de 400.000 francs en monnaie d'or ! La France complète et reconnaît ses mérites en le nommant chef de bataillon. Mais surtout, dès lors, Napoléon, qui, depuis plusieurs années déjà, surveille avec beaucoup d'intérêt — et peut-être une certaine convoitise ! — la Régence d'Alger (et les manigances du Dey avec l'Angleterre) est décidé à l'envoyer en mission secrète en Berbérie afin, et c'est là que Boutin nous rejoint, d'établir un projet concret de débarquement. Yves Boutin lui semble remplir toutes les conditions souhaitables car ce jeune officier si habile s'est appliqué, en outre, à devenir un Turc à part entière, en apparence au moins. Un de ses compagnons de la mission française à Constantinople a pu le décrire ainsi, non sans une nuance d'admiration dans le ton : « Boutin, par le langage et par le costume, s'est fait musulman... sa figure hâlée, ses yeux étincelants, sa barbe bien plantée, aussi noire que touffue, font on ne peut mieux sous le turban aux couleurs vives. Sous les draperies du vêtement oriental ses larges épaules lui donnent toute la grave et digne prestance d'un vrai croyant... Et tout éloigne l'idée que sous ce costume se trouve un jeune et brillant officier français, vif, alerte, entreprenant et aimant le plaisir. » (1)

Donc, en 1808, ce jeune officier séjourne à Alger du 24 mai au 17 juillet, mi-touriste, mi-espion. Il se promène à travers la ville et ses environs, observe, interroge les indigènes et les Européens, dessine croquis et plans, prend des notes. A son retour à Paris, il peut rédiger un rapport des plus complets.

La baie de « Sidi-Ferruch » (en arabe, sans doute, la baie de l'Homme au Coq, marabout vénéré de l'endroit, Sidi El Ferroudj) à une trentaine de kilomètres d'Alger, lui semble le lieu idéal de débarquement, belles plages, mer peu profonde, on prendrait ainsi la ville à revers « car attaquer par la rade serait affronter à la fois tous les dangers et les difficultés... » dit-il en substance.

Les points à investir sont indiqués, avec croquis à l'appui, en premier lieu le Fort de l'Empereur. Les forces à vaincre sont évaluées ainsi que celles à employer. Pour ces dernières Boutin estime que 35.000 à 40.000 hommes seraient nécessaires « mais pas plus ». Méditons en passant sur ce « pas plus »... « Quant à l'intérieur du pays, ajoute-t-il, il faut songer à y pénétrer bien plus par la persuasion que par la force des armes ; c'est surtout l'affaire du temps et nous ne devons espérer ce résultat qu'en nous faisant aimer sur le littoral... » Toutes les fois que les Turcs envoient des troupes dans ces contrées pour lever tribut, « pour faire razzia ou rafle, ou pour tout autre objet qui contrarie les habitants, ceux-ci cachent leur grain, plient tentes et bagages et se retirent sur des montagnes inaccessibles où ils cultivent tout juste le nécessaire pour leur subsistance. »

Après ce remarquable travail, (2) Yves Boutin est nommé colonel.

Et puis, Napoléon ayant d'autres préoccupations, d'autres problèmes, le rapport du Colonel Boutin fut rangé soigneusement dans les archives du ministère de la Guerre. Rangé mais non oublié. Et c'est là que M. de Clermont-Tonnerre, ministre de la Guerre, le retrouve avec bonheur en 1830. Il l'étudie seul, puis en compagnie de ses adjoints, établit le projet de débarquement, auquel tient tant le roi Charles X, en suivant point par point les avis de Boutin. Et lorsque, le 14 juin 1830, le corps expéditionnaire français arrive à Sidi-Ferruch, commandé par le Général de Bourmont, les documents du Colonel Boutin l'accompagnent. L'audace et l'enthousiasme firent le reste...

Hélas ! le Colonel Boutin ne fait pas partie de l'expédition. Il aurait pourtant bien mérité cette ultime récompense. Mais il est mort en 1814. Assassiné en Syrie, lors d'une autre mission non moins secrète. Il a été poignardé dans les monts Ansarieh, sur le territoire des Hashahins (la tribu des fumeurs de haschich). Il avait quarante-deux ans.

Etrangement, l'histoire du premier colonel d'Alger se termina en roman d'amour. Mort, il fut en effet « royalement vengé » par une femme qui l'aimait follement, une grande aventurière comme lui, une Anglaise pour comble, Lady Stanhope, nièce du ministre William Pitt. Lady Stanhope, « usant de sa beauté », réussit à persuader le Pacha de Saint-Jean-d'Acre d'envoyer son armée personnelle dans les monts Ansarieh avec l'ordre de ne pas faire de quartier...

Quelle plus belle « image de marque » pour le premier colonel d'Alger que le portrait qu'en a laissé Lady Stanhope :

« C'était un homme, écrit-elle, qui avait toute la vertu et la fermeté d'un Romain, les talents et l'honneur d'un Français. » (1).

Et quand la roue de l'histoire aura un peu tourné, se trouvera-t-il un cinéaste intelligent et assez hardi, assez historien lui-même, pour raconter en belles images l'aventure du Colonel Boutin ? Cela en vaudrait, ma foi, la peine... (3)

M. R. BOUGEOIS. Cercle algérianiste, Lyon.

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(1) Nous avons emprunté de nombreux détails sur la vie du colonel Boutin au livre de Pierre Serval, Alger fut à lui, « Les Méconnus de l'histoire : le Maréchal de Bourmont - Calmann-Levy - 1965.
(2) Les plans et levées dressés par Y. Boutin sont d'une précision étonnante, le relief exact, et les profondeurs marines indiquées grâce à de nombreux sondages. Les « croquis-cotès » des forts et fortins protégeant Alger sont l'œuvre d'un technicien averti. Ces documents sont en partie contenus dans un ouvrage broché intitulé: «Atlas de l'aperçu historique, statistique et topographique sur l'Etat d'Alger, à l'usage de l'Armés expéditionnaire d'Afrique. Dépôt général de la Guerre 1830. A Paris chez M. Ch. Picquet Géographe ordinaire du Roi... Quai Conti n° 17.
(3) A lire aussi : de Léo Bergaud, Boutin, agent secret de Napoléon l" et précurseur de l'Algérie française. Frédéric Chambriand éditeur. 1950.


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