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Le colonel-aviateur Jean Baradez archéologue en Algérie

André Lebert

Au cours de mon deuxième séjour de six années à Biskra, où j'ai servi après la guerre, au "Vieux Bureau Arabe", j'ai eu la chance insigne de rencontrer le colo­nel Jean Baradez qui, avec son épouse, résidait alors à l'hôtel Dar Diaf.

le colonel aviateur Jean Baradez

C'était son P.C. d'où il poursui­vait ses recherches sur le Limes romain dans le Territoire de Touggourt. Avec son aimable autorisation et à l'aide de mes souvenirs personnels, je voudrais, comme un ultime hommage, tenter de résumer la carrière, un peu hors du com­mun, de cet officier, préfet, puis archéologue.

Né à Nancy le 7 mars 1895, Jean Baradez, issu de l'Institut National Agronomique, a d'abord été tenté par les Eaux et Forêts selon la bonne tradition lorraine. Mais mobilisé au début de la guerre 1914-1918, il y fut grièvement blessé et la termina en qualité de lieutenant observateur sur un ballon captif. Simple amateur moi-même, après avoir découvert et admiré les ves­tiges de Rome à Barika d'abord et en d'autres lieux plus célèbres ensuite, durant près d'une année, j'ai eu le privilège d'accompagner sur le terrain cet ancien officier avia­teur converti, depuis 1952, à l'ar­chéologie romaine.

Il travaillait alors sur le site de Gemellæ (M'Lili), au sud-ouest de Biskra, non loin de l'oasis de Tolga. C'est là que furent exhumés, des sables où ils étaient ensevelis, les vestiges d'une petite garnison romaine.

Devenu colonel en 1939, après avoir assuré un important commande­ment, il accepta un poste de préfet en Algérie entre 1940 et 1942. Il prit sa retraite avec le même grade en 1945. Par la suite, désormais fixé en Afrique du Nord, Jean Baradez mit à profit son expérience d'observa­teur aérien pour découvrir et photo­graphier la frontière romaine antique des confins numido-maurétaniens : le Limes.

Après la guerre, le colonel Baradez, devenu spécia­liste de l'observation et de la photo­graphie aérienne, entreprit ses pre­mières prospections, sur le Limes, à l'aide des documents recueillis avec mise en œuvre des techniques nou­velles. Dans la préface du "Fossatum Africae ?", M. Leschi résu­me l'historique des nouvelles méthodes de prospection utilisées, avec profit, par leur auteur.

C'est en Angleterre d'abord que M. Crawford utilisa la photographie aérienne en vue de recherches d'ordre archéologique ; le père Poidebard (S.J.) poursuivit, en Syrie, de semblables prospections. En Algérie, en 1934, Pierre Arseng, pilote civil, procédait à des vols similaires d'observation. Des archives furent ainsi constituées et utilisées par Julien Guey sur la "Seguia bent el Krass" ; par Gilbert Picard, sur M'Doukal (Barika) ; enfin, sur le Centenarium Aqua Viva, petit castellum situé dans un douar de l'ex-commune mixte de Barika.

Ces travaux originaux, menés sans répit durant trois années par tous les temps, eurent pour résultat la publication du gros ouvrage illustré : "Fossatum Africae" 301 pages, suivi d'un riche index et de cartes de l'Afrique romaine. Il s'agissait, en somme, de contrôler in situ les observations photogra­phiques relevées au cours de nom­breux vols, soigneusement pro­grammés, au-dessus des vestiges du Limes situé sur les confins saha­riens de la Maurétanie.

Ainsi que le souligne M. Leschi, "Fossatum Africae" se rapporte à l'étonnant ouvrage militaire - on songe toutes choses égales à la Grande Muraille - qui s'étendait, sans doute sur des centaines de kilomètres, jusqu'au Maroc. Ce nom figure d'ailleurs dans une Constitution du Code Théodosien (avril 409), seul document conservé qui y fasse allusion. Il s'agissait, pour Rome, de préserver les vastes frontières de l'Empire, de maintenir l'ordre et la paix grâce à un système défensif original et diversifié, consistant en forts, fortins, routes et fossés, contre les invasions des nomades pillards du Sud.

Ce dispo­sitif permettait de fixer, dans la zone considérée, des agriculteurs sédentaires, des auxiliaires (les gentiles du Code Théodosien), chargés d'en­tretenir ces ouvrages et de les gar­der.

Aux Ouled Djellal, à 100 kilomètres au sud-ouest de Biskra, à Sadouri (*) plus exactement, subsistait encore un fortin romain, élément du Limes en cause ; grâce à une subvention de la direction des Antiquités, je fus à même d'y poursuivre quelques prospections permettant de mettre à jour, notamment, le système d'ad­duction d'eau ainsi que la substruc­ture de cet ouvrage demeuré en partie intact.

J'y ai découvert deux lampes romaines classiques imbri­quées dans la cavité d'un mur avec, encore, l'intérieur calciné, émou­vant témoignage de la présence de ces légionnaires et auxiliaires d'arrière-garde qui, hiver comme été, dans des conditions de rusticité que l'on devine, montaient courageuse­ment la garde aux frontières de l'Empire. J'avais retenu d'une visite de M. Leschi que, sur la terrasse du fortin de Sadouri, étaient vraisemblablement dissimulées des catapultes et autres machines de guerre utilisées seulement lors de l'ultime assaut.

Qu'il me soit permis d'évoquer nos inspections du site de Gemellæ ? où travaillait une vingtaine d'ouvriers (sous la conduite d'un contremaître expérimenté, avec l'aide d'un petit élément de chemin de fer Decauville. A l'origine, sur la colline proche de M'Lili, la carte indiquait seulement quelques vestiges de murs antiques, en fait une partie de la petite agglomération de l'endroit.

C'est en déblayant des tonnes de sable argileux qui avait recouvert le lieu que le colonel Baradez fit émer­ger, peu à peu, les principaux édi­fices et vestiges du site de Gemellæ: chapelle des enseignes, autels, murs de la caserne (recouverts de graffitis assez crus), thermes (un ringard se trouvait encore planté dans le foyer), sans parler de nombre d'ob­jets de toutes sortes.

Une certaine journée de violent vent de sable (Chehili) nous circulions sur le chantier de fouilles lorsque, sous nos pieds, craquèrent des débris de poterie rougeâtre; on creu­sa et on dégagea une urne funéraire contenant des ossements calcinés avec le nom des défunts gravé en abrégé. A côté, se trouvait souvent une assiette de terre cuite contenant un sesterce de bronze oxydé, obole rituelle pour le passage du Styx. En poursuivant cette prospection, on s'aperçut qu'il s'agissait d'un important cimetière contenant des urnes et des offrandes pieusement disposées il y a 2 000 ans.

Durant ces longues et riches jour­nées, le colonel Baradez, au volant de sa vieille Ford berline (1930), me faisait découvrir, sur de rudes par­cours, les aspects les plus variés du Limes et, avec sa bienveillance et sa courtoisie bien connues, ne se refu­sait pas à m'initier quelque peu à ses travaux et à commenter ses découvertes.

A l'issue de sa carrière civile, l'au­teur du Fossatum m'avait, un jour, confié qu'il préférait, désormais, s'occuper des fils de la Louve plutôt que de nos problèmes contempo­rains... Par la suite, il fut chargé par la direction des Antiquités d'autres missions, singulièrement de recherches sur le site de Tipasa. Au cours d'une nouvelle rencontre, cet archéologue eut l'extrême gen­tillesse de me faire parcourir cet ensemble prestigieux en commen­tant les récentes découvertes en cours.

Le temps a passé. Je n'ai pas revu le colonel Baradez mais, de retour en Métropole en 1964, je correspondais encore avec lui (je relis sa dernière lettre). Nous conserverons le souvenir d'un officier d'élite, d'un administrateur lucide et courageux, enfin d'un savant qui, de son propre gré, avait fait l'effort considérable de s'initier, tardivement, à l'archéologie romai­ne.

Comme je m'étonnai, un peu naïve­ment, de cette riche culture possé­dée à son âge, il me répondit : "Cher ami, l'érudition voyez-vous, c'est ce qu'il convient d'acquérir, ce n'est pas toujours chose facile.... " Le colonel Baradez s'est éteint à Chambéry le 19 novembre 1969. Un "In Memoriam" a été publié par Maurice Euzennat, archéologue, membre de l'Institut, dans "Antiquités Africaines" - tome V -1971.

André Lebert.

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Bibliographie : La bibliographie des travaux d'ordre archéologique du colonel Baradez, établie par S. Lancel, compte 19 publications diverses, de 1948 à 1969.
Note : * Le fortin en question portait une inscription relevée en 1924 par M. Carcopino et disparue depuis : GENIO AUSUM VALERIUS CRESCENS IN GEMELLAS STASIONIS ET IRUS FELIX N.N.A. CUM COMLITONIBUS DECUVERUNT
N.B. : Il y a quelques années, un chercheur audacieux m'avait questionné au sujet de l'emplacement du fort de Sadouri. Il s'était ensuite rendu sur place pour le pho­tographier, mais avait été arrêté et fouillé par les gendarmes qui l'éconduirent (Motif : zone militaire). L'histoire se répète parfois...

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