Au cours de mon deuxième séjour de six années à Biskra, où j'ai servi après la guerre, au "Vieux Bureau Arabe", j'ai eu la chance insigne de rencontrer le colonel Jean Baradez qui, avec son épouse, résidait alors à l'hôtel Dar Diaf.
C'était son P.C. d'où il poursuivait ses recherches sur le Limes romain dans le Territoire de Touggourt. Avec son aimable autorisation et à l'aide de mes souvenirs personnels, je voudrais, comme un ultime hommage, tenter de résumer la carrière, un peu hors du commun, de cet officier, préfet, puis archéologue.
Né à Nancy le 7 mars 1895, Jean Baradez, issu de l'Institut National Agronomique, a d'abord été tenté par les Eaux et Forêts selon la bonne tradition lorraine. Mais mobilisé au début de la guerre 1914-1918, il y fut grièvement blessé et la termina en qualité de lieutenant observateur sur un ballon captif. Simple amateur moi-même, après avoir découvert et admiré les vestiges de Rome à Barika d'abord et en d'autres lieux plus célèbres ensuite, durant près d'une année, j'ai eu le privilège d'accompagner sur le terrain cet ancien officier aviateur converti, depuis 1952, à l'archéologie romaine.
Il travaillait alors sur le site de Gemellæ (M'Lili), au sud-ouest de Biskra, non loin de l'oasis de Tolga. C'est là que furent exhumés, des sables où ils étaient ensevelis, les vestiges d'une petite garnison romaine.
Devenu colonel en 1939, après avoir assuré un important commandement, il accepta un poste de préfet en Algérie entre 1940 et 1942. Il prit sa retraite avec le même grade en 1945. Par la suite, désormais fixé en Afrique du Nord, Jean Baradez mit à profit son expérience d'observateur aérien pour découvrir et photographier la frontière romaine antique des confins numido-maurétaniens : le Limes.
Après la guerre, le colonel Baradez, devenu spécialiste de l'observation et de la photographie aérienne, entreprit ses premières prospections, sur le Limes, à l'aide des documents recueillis avec mise en œuvre des techniques nouvelles. Dans la préface du "Fossatum Africae ?", M. Leschi résume l'historique des nouvelles méthodes de prospection utilisées, avec profit, par leur auteur.
C'est en Angleterre d'abord que M. Crawford utilisa la photographie aérienne en vue de recherches d'ordre archéologique ; le père Poidebard (S.J.) poursuivit, en Syrie, de semblables prospections. En Algérie, en 1934, Pierre Arseng, pilote civil, procédait à des vols similaires d'observation. Des archives furent ainsi constituées et utilisées par Julien Guey sur la "Seguia bent el Krass" ; par Gilbert Picard, sur M'Doukal (Barika) ; enfin, sur le Centenarium Aqua Viva, petit castellum situé dans un douar de l'ex-commune mixte de Barika.
Ces travaux originaux, menés sans répit durant trois années par tous les temps, eurent pour résultat la publication du gros ouvrage illustré : "Fossatum Africae" 301 pages, suivi d'un riche index et de cartes de l'Afrique romaine. Il s'agissait, en somme, de contrôler in situ les observations photographiques relevées au cours de nombreux vols, soigneusement programmés, au-dessus des vestiges du Limes situé sur les confins sahariens de la Maurétanie.
Ainsi que le souligne M. Leschi, "Fossatum Africae" se rapporte à l'étonnant ouvrage militaire - on songe toutes choses égales à la Grande Muraille - qui s'étendait, sans doute sur des centaines de kilomètres, jusqu'au Maroc. Ce nom figure d'ailleurs dans une Constitution du Code Théodosien (avril 409), seul document conservé qui y fasse allusion. Il s'agissait, pour Rome, de préserver les vastes frontières de l'Empire, de maintenir l'ordre et la paix grâce à un système défensif original et diversifié, consistant en forts, fortins, routes et fossés, contre les invasions des nomades pillards du Sud.
Ce dispositif permettait de fixer, dans la zone considérée, des agriculteurs sédentaires, des auxiliaires (les gentiles du Code Théodosien), chargés d'entretenir ces ouvrages et de les garder.
Aux Ouled Djellal, à 100 kilomètres au sud-ouest de Biskra, à Sadouri (*) plus exactement, subsistait encore un fortin romain, élément du Limes en cause ; grâce à une subvention de la direction des Antiquités, je fus à même d'y poursuivre quelques prospections permettant de mettre à jour, notamment, le système d'adduction d'eau ainsi que la substructure de cet ouvrage demeuré en partie intact.
J'y ai découvert deux lampes romaines classiques imbriquées dans la cavité d'un mur avec, encore, l'intérieur calciné, émouvant témoignage de la présence de ces légionnaires et auxiliaires d'arrière-garde qui, hiver comme été, dans des conditions de rusticité que l'on devine, montaient courageusement la garde aux frontières de l'Empire. J'avais retenu d'une visite de M. Leschi que, sur la terrasse du fortin de Sadouri, étaient vraisemblablement dissimulées des catapultes et autres machines de guerre utilisées seulement lors de l'ultime assaut.
Qu'il me soit permis d'évoquer nos inspections du site de Gemellæ ? où travaillait une vingtaine d'ouvriers (sous la conduite d'un contremaître expérimenté, avec l'aide d'un petit élément de chemin de fer Decauville. A l'origine, sur la colline proche de M'Lili, la carte indiquait seulement quelques vestiges de murs antiques, en fait une partie de la petite agglomération de l'endroit.
C'est en déblayant des tonnes de sable argileux qui avait recouvert le lieu que le colonel Baradez fit émerger, peu à peu, les principaux édifices et vestiges du site de Gemellæ: chapelle des enseignes, autels, murs de la caserne (recouverts de graffitis assez crus), thermes (un ringard se trouvait encore planté dans le foyer), sans parler de nombre d'objets de toutes sortes.
Une certaine journée de violent vent de sable (Chehili) nous circulions sur le chantier de fouilles lorsque, sous nos pieds, craquèrent des débris de poterie rougeâtre; on creusa et on dégagea une urne funéraire contenant des ossements calcinés avec le nom des défunts gravé en abrégé. A côté, se trouvait souvent une assiette de terre cuite contenant un sesterce de bronze oxydé, obole rituelle pour le passage du Styx. En poursuivant cette prospection, on s'aperçut qu'il s'agissait d'un important cimetière contenant des urnes et des offrandes pieusement disposées il y a 2 000 ans.
Durant ces longues et riches journées, le colonel Baradez, au volant de sa vieille Ford berline (1930), me faisait découvrir, sur de rudes parcours, les aspects les plus variés du Limes et, avec sa bienveillance et sa courtoisie bien connues, ne se refusait pas à m'initier quelque peu à ses travaux et à commenter ses découvertes.
A l'issue de sa carrière civile, l'auteur du Fossatum m'avait, un jour, confié qu'il préférait, désormais, s'occuper des fils de la Louve plutôt que de nos problèmes contemporains... Par la suite, il fut chargé par la direction des Antiquités d'autres missions, singulièrement de recherches sur le site de Tipasa. Au cours d'une nouvelle rencontre, cet archéologue eut l'extrême gentillesse de me faire parcourir cet ensemble prestigieux en commentant les récentes découvertes en cours.
Le temps a passé. Je n'ai pas revu le colonel Baradez mais, de retour en Métropole en 1964, je correspondais encore avec lui (je relis sa dernière lettre). Nous conserverons le souvenir d'un officier d'élite, d'un administrateur lucide et courageux, enfin d'un savant qui, de son propre gré, avait fait l'effort considérable de s'initier, tardivement, à l'archéologie romaine.
Comme je m'étonnai, un peu naïvement, de cette riche culture possédée à son âge, il me répondit : "Cher ami, l'érudition voyez-vous, c'est ce qu'il convient d'acquérir, ce n'est pas toujours chose facile.... " Le colonel Baradez s'est éteint à Chambéry le 19 novembre 1969. Un "In Memoriam" a été publié par Maurice Euzennat, archéologue, membre de l'Institut, dans "Antiquités Africaines" - tome V -1971.