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Pierre Poutensan


Les bains militaires d'El Kettani de 1936 à 1958


Le paysage


Les Algérois se souviennent encore du club El Kettani réservé aux familles des militaires, officiers et sous-officiers.


Situés au quartier Nelson, entre les bains Nelson et les bains Padovani, près du stade d'Algéria Sports - où venaient s'entraîner les élèves de l'école Lazerge et du lycée Bugeaud - ces bains s'adossaient à la pointe des remparts soutenant les divers casernements et casemates datant du XIXe siècle. Les rues Icosium et Feuillet les bordaient.


Côte rocheuse annonçant celle qui se prolongeait vers Guyotville, on y découvrait le "Rocher Plat", "La Baleine" témoins de l'ancien littoral. Ces deux pôles délimitaient la zone de baignade entre Nelson et Padovani. Au loin, se trouvait "L'Ultime", roche à fleur d'eau à environ 300 m du rivage. Adolescents, nous y avions "inventé" le surf sans le savoir. Quand la mer était mauvaise, on allait se faire prendre par les vagues pour être portés par-dessus le rocher. Quelquefois, la vague se cassait au milieu de « l'Ultime », et on s'en tirait avec la peau très zébrée. Pour les courageux, une balise rouge, à 800 m, signalait aux navires longeant la côte de dangereux écueils. On y allait à la nage, mais toujours accompagnés d'une "pastéra", barque à fond plat bien connue des pêcheurs locaux. Le socle de la balise, très haut, nécessitait cette pastéra.


Enfin, le long de la minuscule plage, il existait des rochers pénibles d'accès en début de saison, par les remparts d'oursins aux douloureux contacts.



Quartier Nelson et Bab-el-Oued – Bains militaires d'El-Kettani en bas de la photo


Club El Kettani – anciens bâtiments




Aspects et destins militaires

Remparts, casemates, casernement, furent le symbole militarisé de ces lieux sportifs, occupés soit par des troupes coloniales (Sénégalais) soit par des marins, soit par de la D.C.A.. Enfin nous allons le découvrir, ils jouèrent un rôle non négligeable pendant le Second conflit mondial.


Mon père, alors capitaine d'administration, ayant été nommé en janvier 1936 comme chef des bureaux de l'Intendance de la Division d'Alger, à la caserne Pélissier, face au lycée Bugeaud, nous nous étions installés au 3 de la rue Toussenel, entre école Lazerge et Bains militaires ; ceci expliquant largement mon témoignage.


Période 1936-1938

Sur les remparts, à l'entrée des bains, se trouvait une plate-forme bétonnée où nous vîmes virevolter une pièce de marine avec masque surveillant le large. Ce fut d'ailleurs le seul moment, 1936-1937 (?), où des marins occupèrent le site.


Période 1939 -1940

Dès la déclaration de guerre fut installé un des éléments de la D.C.A. sur la même plate-forme : un appareil de repérage par le son, un télésitemètre B.B.T.

En action en juin 1940, quelques jours avant l'armistice, il signalait les vagues d'avions qui s'échappaient de France et rejoignaient l'aéroport de Maison -Blanche.


Période 1940-1942

Au-dessus des bains et près de la côte, s'exerçaient des chasseurs de l'Armée de l'Air aux dérives et aux capots moteurs peints de rayures jaunes et rouges. Ils tiraient sur des cibles tramées au-dessus de la mer par d'autres appareils.

Souvent, surgissait, au ras des flots, un hydravion italien des commissions d'armistice italo-allemandes. Ce dernier, aux deux très gros flotteurs, se pavanait le plus près possible de la côte. Mais un jour d'été, une panne de moteur le fît s'engloutir, devant nos fenêtres, entre la balise rouge et l'Amirauté. Aucun survivant. Les commentaires du peuple de la rue furent alors très ironiques.


Le débarquement du 8 novembre 1942

Dès le début, les casemates d'El Kettani virent s'approcher, venant de Sidi-Ferruch par la route du littoral et le boulevard Pitolet, les premiers "bren-carriers", chenillettes anglaises qui se heurtèrent aux Sénégalais gardant le bastion derrière les bains Padovani. Il y eut, semble-t-il, des victimes, les Anglais survivants furent capturés. Visages noircis par le camouflage, ils paraissaient intéresser les Sénégalais qui les gardaient.


Ces premiers jours de novembre virent la mer se couvrir de centaines de navires qui débarquèrent troupes et matériels. Mise en défense de la ville de manière extraordinairement efficace car les aviateurs allemands et italiens qui bombardèrent navires, port et casernements, dès les premières heures, avaient surnommé la baie d'Alger : " le Trou-de-la-Mort".


Nous allons connaître une période de plusieurs mois d'alertes et de bombardements.

Le front de mer du port se voyait truffé de batteries, de D.C.A. de 40 mm Bofors, américaines et anglaises, les premières complétées par des mitrailleuses de 12,7 Browning 50 à refroidissement par eau, les secondes par des jumelées Vickers " K" Gun 3O3 (cadence de tir ; 1200 balles à la minute).


Le bastion d'El Kettani comprenait un Bofors de 40 mm, une 12,7 à refroidissement par eau, le tout entouré séparément de remparts de sacs de sable. Les Français, de leur côté, avaient aménagé des emplacements pour y installer des 8 mm Hotchkiss dont les balles traçantes aux lueurs rectilignes se distinguaient des traits rouges des 12,7 U.S. A chaque alerte, les Français amenaient leurs mitrailleuses sur leurs supports installés à demeure dans les trous-abris !


Les adolescents que nous étions, rendus plus libres par l'occupation des trois quarts du lycée Bugeaud par la Royal Navy, comprirent tout de suite la valeur matérielle de l'« American way of life ».


Dans ces casemates doublées de baraques servant de cantonnements aux artilleurs des pièces de D.C.A., nous allions de surprise en surprise : les plateaux repas présentaient tous les mets, de l'entrée au dessert, l'ensemble arrosé de café. Journaux énormes venant directement des States, trente à quarante pages avec des pages entières de comics écrasant nos journaux de guerre souvent limités à deux pages et au format réduit.


Les sports faisaient partie du confort du G.I. et on nous fit découvrir le base-ball qui, sur le petit stade longeant les bains militaires, offrait des moments de détente.


Les alertes succédaient aux alertes. Surtout les bombardements de nuit : dès que les sirènes hurlaient, un croiseur anglais établissait le long de la côte, près de la fameuse balise rouge, un écran de fumée craché par les deux cheminées. Rue Feuillet, le long du bastion d'El Kettani, des camions anglais avec remorque crachaient de leur côté la fumée de camouflage à l'odeur très acre et qui durait longtemps, l'alerte terminée.


La fin de l'année 1942 fut, pour nous, assez pénible ; deux casemates de la rue Icosium étaient réservées aux habitants des immeubles voisins. Plus tard, on ira sous le square Nelson, dans le grand égout central en construction à l'époque et qui fut transformé en abri très profond pour tout le quartier.


Certaines nuits furent passées en totalité dans les abris des casemates. Ainsi, au moment des bombardements du lycée Bugeaud, de la caserne Pélissier, de la caserne d'Orléans, de Notre-Dame-d'Afrique. Couchés dans l'abri, nous assistâmes à des épisodes tragi-comiques. Beaucoup de bombes tombaient dans la mer. On les entendait siffler et pour nous, enfants de 14 ans, ces signes, avant-coureurs des explosions, nous faisaient trembler. Pour nous rassurer, le chef d'abri, bien lové tout au fond de l'abri, affirmait : "Si on les entend siffler, c'est qu'elles ne sont pas pour nous". Oui ! et les autres ? Certaines explosaient près du rivage et leur souffle faisait s'ouvrir la porte de l'abri : hurlement du chef de l'abri "Fermez la porte ! Qui commande ici ?" mais il ne se tenait jamais près de la porte.


Quand nous sortions des casemates, au petit matin, notre premier soin était de faire la cueillette des éclats d'obus - certains encore chauds - des balles ou même des obus, enfoncés non éclatés, dans le bitume rendu mou par la chaleur de la journée.


Petite anecdote : mon père me surprit , un jour, en train de dévisser un obus de 20 mm (que j'ai d'ailleurs toujours) dont la partie avant était explosive, la partie arrière avait contenu de la poudre traçante. Très minutieutement, j'avais démonté la coiffe supérieure cuivrée dont j'avais enlevé l'amorce et récupéré la poudre ... Mais la raclée que je reçus alors m'enleva toute envie de renouveler mon expérience.


En revanche, les G.I. ne surveillaient que de loin, dans la journée, leurs munitions. Ainsi nous pûmes subtiliser des cartouches de 12,7 qui servaient... à quoi ? devinez ? Après avoir desserti les balles, nous gardions la poudre et nous faisions des fusées avec des roseaux évidés, bâtonnets de poudre allumés en bout de roseaux. Ces derniers s'envolaient du haut des casemates des bains où nous nous cachions. Sans le savoir, là aussi, nous expérimentions nos "armes secrètes". Ces exploits se poursuivirent jusqu'au jour où une des rudimentaires fusées eut la malencontreuse idée de tomber sur la tête d'un des G.I. de garde à la batterie. Fuite éperdue et définitive des élèves-techniciens.


Autre souvenir qui aurait pu mettre un terme à notre vie aventureuse : le soir du fameux bombardement du port avec survol de la darse de l'Amirauté.


J'étais au balcon de la cuisine dominant les casemates face à la mer. C'était un soir d'orage, et je vis brusquement, virant, entre le rivage et la balise, trois ou quatre - je ne sais plus exactement combien - Junkers 88 A4 torpilleurs, au nez vitré à facettes très caractéristique d'insectes mortels, volant littéralement à ma hauteur. Le plus proche des Junkers 88, passant devant le Bofors d'El Kettani fut pris en écharpe par la 12,7 voisine. Touché, je le vis lâcher ses deux torpilles qui iront exploser contre les blocs de la jetée de l'Amirauté.


Quant à ma pauvre petite personne, elle hurlait : "Papa, les Boches" et terrifiée, faisait dégringoler le store de bois de la fenêtre... protection très efficace s'il en était !


Les appareils avaient pu approcher au ras des flots, déroutant les radars et surprenant la D.C.A.


Ce Junker, le plus vulnérable, s'abattit en flammes dans la darse de l'Amirauté près du Club Nautique. Le lendemain, on voyait ses débris, dont des morceaux d'ailes et des roues reposant sur les quais.


L'un des pilotes avait réussi à sauter, mais de trop bas, et s'écrasa sur un balcon d'un immeuble du boulevard Amiral-Pierre. Il mourut au petit matin quelques instants avant d'y être découvert. Il s'était pansé toute la nuit avec son mouchoir.


A notre sortie matinale de l'abri-casemate, nous constatâmes que le mitrailleur arrière du Junker avait balayé les pièces U.S., mais l'avion tentant de reprendre de l'altitude, la rafale s'était incrustée sous mes pieds, à un mètre environ du balcon d'où j'assistais au drame. Je pus, ainsi que mes voisins, sortir des balles allemandes de 7,92 mm. L'une est encore parmi mes souvenirs de cette époque. Quant à la frayeur familiale, elle fut rétrospective.


Pour compléter cette mise sur pied de guerre d'El Kettani et des rues avoisinantes, nous pouvons dévoiler - cinquante ans après - l'ambiance de mobilisation qui nous a entourés.


Dès l'entrée en action des troupes françaises repliées sur la dorsale tunisienne depuis Tunis, et avec l'arrivée des régiments du XIXe Corps d'Alger ainsi que des renforts du Maroc et d'A.O.F. aidés de quelques unités anglaises et U.S. faisant front au prix de pertes terribles aux armées italo-allemandes, le quartier dévoila tout l'arsenal camouflé par le général Weygand suivant les ordres du gouvernement de la France d'alors. Ainsi des convois de camions Citroën amenaient des canons antichars de 37 mm aux énormes ressorts récupérateurs luisant de graisse construits par les ateliers secrets de la Marine. Ils ont stationné plusieurs heures , en transit, rue Toussenel, le long de l'école Lazerge.

Au pied des casemates d'El Kettani, des pièces de 75 mm de D.C.A. tractées par de vénérables camions aux bandages pleins, étaient rassemblées.


1943 et la modernisation de l'Armée d'Afrique

L'année de la victoire en Tunisie vit notre quartier se transformer en véritable arsenal

Une école de D.C.A. était établie par les Français à El Kettani. Nous la visitâmes souvent car les maquettes en bois de tous les belligérants nous captivaient. Nous eûmes la fierté d'apprendre aussi que cette école avait dépassé les unités anglo-saxonnes dans les compétitions pacifiques qui les opposaient les unes aux autres.


Au fur et à mesure que 1943 s'avançait, le plan d'eau compris entre la fameuse balise rouge et le rivage devenait un lac d'exercice de navigation pour les hydravions de l'U.S. Navy à partir d'un navire base, transport d'hydravions.


Evoluaient, quand la mer était d'huile, une bonne dizaine de "V-Kingfïsher" à flotteur central, appareils destinés à l'observation, aux patrouilles côtières, aux bombardements et grenadages des sous-marins mais surtout au sauvetage des pilotes alliés tombés en mer.


Exercices à terre pour l'école du soldat de la R.A.F. dont les bureaux occupaient l'école Lazerge : les mouvements saccadés des Anglais nous surprenaient toujours avec leurs inénarrables shorts qui leur descendaient aux genoux. N'oublions pas qu'ils tinrent l'école Lazerge jusqu'en 1945.


A l'extrême limite d'Algéria-Sport, après la liquidation du vieux quartier de la Marine, l'avenue du 8 - Novembre justement nommée, fut le théâtre du déballage des caisses transportant l'armement U.S. pour l'armée d'Afrique qui allait s'illustrer en Italie, en Provence, en Normandie, Allemagne et Autriche. Obusiers de 105, Jeeps, half-tracks, G.M.C., et j'en passe, se montaient sous nos yeux stupéfaits et à une cadence qui laissa les officiers U.S., eux-mêmes, assez ahuris.


Si nous revenions à notre cadre strictement balnéaire d'El Kettani ? La batterie U.S. quitta les lieux en 1944 quand le danger aérien ne menaçait plus Alger. Les annexes d'El Kettani retrouvèrent une destination ... plus pacifique.


1944 -1945

Les parties supérieures du bastion du club reçurent ainsi piste de danse, loge d'orchestre, salle de restaurant et restaurant en plein air, bars, courts de tennis, salles annexes.


Au niveau inférieur, dans le fossé compris entre le mur des bastions et les rochers soutenant deux étages de cabines, furent réservés des coins pour le tennis de table.


Enfin au niveau du rivage, pour atteindre plus facilement le rocher plat, une passerelle, préfabriquée des surplus, fut installée.


Ce deuxième mess militaire doublait ainsi le mess des officiers du square Bresson près de l'Opéra d'Alger. Ouvert pour la période estivale de juin à octobre, il fut le cadre de nombreuses manifestations, fêtes, concerts. Il y eut même des chanteurs du Capitole de Toulouse. La seule ambiance militaire était formée par les soldats du poste d'entrée occupant la seule casemate proche de la grille.



Club El Kettani : les piscines dont l'olympique et derniers bâtiments (1957-1958).
Une journée de compétitions. (Collection privée de l'auteur)



Les années cinquante connurent un retour à l'occupation militaire. La guerre d'Algérie imposa une couverture de protection plus serrée. Au mess du square Bresson et à El Kettani, les soldats de la police militaire patrouillaient et surveillaient les entrées.


Les années 1957-1958, celles de notre retour en métropole, développèrent la dernière transformation du club. Deux piscines en eau de mer dont une olympique furent construites dans le rectangle : rocher plat, Baleine et rivage. L'ensemble complété par des annexes importantes : bars, solarium, abris pour barques et pas-téras, etc... tout ceci faisant preuve d'un bel optimisme.


J'espère que cet article réveillera de nombreux souvenirs parmi nos lecteurs.


PIERRE POUTENSAN


 extrait du n° 81 de la revue « l'Algérianiste »



que cet article réveillera de nombreux souvenirs parmi nos lecteurs.


PIERRE POUTENSAN


 extrait du n° 81 de la revue « l'Algérianiste »