L'A-Dieu
Ils sont plus de mille sur ce bateau qui, normalement, ne peut en contenir que trois ou quatre cents. Mais ils se moquent bien du danger que cela peut représenter. Celui qu'ils fuient est bien plus grand et le bateau est, pour eux, un premier refuge, en attendant.
Ceux qui ont de la chance voient encore leur maison. Ils l'expliquent aux autres, ceux qui viennent de plus loin, qui ont dépassé ce stade du dernier regard. Et déjà, ils embellissent, ils idéalisent. Emportés par on ne sait quel désir de faire envie, ils parlent, ils inventent. Puis, soudain atterrés, ils se taisent. Ils prennent conscience qu'ils parlent de leur maison comme si rien ne s'était passé, comme si, partant en vacances, ils allaient la retrouver fidèle, plus belle encore que dans leur souvenir.
Aujourd'hui, s'ils quittent leur maison, c'est sans espoir de la revoir. Officiellement, ils partent en vacances. Comme d'habitude pourrait-on dire, mais ce serait faux de toute façon. Ce « d'habitude » n'est pas celui de tout le monde.
Leurs vacances, pour la plupart d'entre eux, c'était le cabanon à Fort-de-l'Eau, à la Pointe-Pescade, à Stora, à Bouisseville, ou bien la maison forestière de Yakouren parce que le cousin ou le frère connaissait un garde forestier. Mais, plus souvent, c'était simplement le plaisir de rester chez soi, de faire la sieste à l'heure trop chaude en attendant d'aller retrouver les copains, l'anisette et la kémia.
C'était le plaisir de flâner en espadrilles dans la maison, de s'ennuyer un tout petit peu, de s'apercevoir que les enfants dans la rue, eux aussi en vacances, ne sont jamais là quand on voudrait les envoyer faire des courses, acheter un paquet de cigarettes, par exemple.
Alors on se décidait à sortir pour aller jusqu'au tabac du coin. Et ça occupait une partie de la matinée parce qu'on rencontrait toujours quelqu'un qui vous entraînait un peu plus loin. Presque à la limite du quartier. C'est qu'il fallait bien laisser les femmes faire le ménage et la cuisine tranquillement. [...]
Ça, c'était la vie vécue au petit bonheur de chaque jour. Mais aujourd'hui, pour tous, c'est le grand malheur d'un lendemain inconnu, hostile. Pourtant on se refuse à croire que tout est fini. On ne sait pas qu'on en arrivera à tout regretter en bloc, le bon et le mauvais, oubliant même tout ce qui vous faisait souffrir. [...]
Le bateau est toujours à quai et les gens continuent à monter, visages de désespoir absolu, bras tirés par les valises, en sueur parce qu'ils ont mis les manteaux qui ne rentraient pas dans ces valises. Et tout d'un coup, on craint d'avoir oublié un colis. Alors on s'arrête au milieu de la passerelle, on appelle le mari, les enfants, on fait le compte pendant que les autres, derrière, poussent, protestent. Inquiets à l'idée d'être rejetés si le flot s'arrête, si l'on cesse d'appartenir à cette chaîne qui s'en va alimenter on ne sait quel mystérieux sacrifice.
Et soudain, c'est fini. Il n'y a plus personne sur la passerelle. On s'étonne. Il y a si longtemps qu'on voit embarquer les gens. Mais il y a ceux qui savent. Ils renseignent les autres. Les gens, disent-ils, ont été arrêtés avant de monter sur la terrasse d'embarquement. Le bateau ne peut plus prendre d'autres passagers. D'ailleurs, en se penchant, on peut les voir qui protestent, derrière les grilles.
Il paraît, ajoutent les informateurs, que le commandant a déclaré que si on lui envoyait une personne de plus il ferait débarquer tout le monde. Un frisson passe sur les passagers. On les plaignait, tout à l'heure, ceux qui étaient restés derrière les grilles. Maintenant, on n'a plus qu'une hâte, partir, quitter cette ville dont l'hostilité se fait soudain plus sensible. Pourvu que le commandant ne s'avise pas de compter les passagers. Un monsieur important, on se bouscule aussitôt autour de lui, dit qu'il a vu le directeur de la compagnie arriver à bord avec quelqu'un qui portait une serviette de cuir noir. C'est sûrement l'assureur, affirme-t-il, qui va refuser d'assurer le bateau et, dans ce cas, le directeur de la compagnie interdira le départ, les conditions de sécurité n'étant pas suffisantes. Quand on pense, ajoute l'homme important, qu'on a enlevé les radeaux et les canots de sauvetage pour avoir plus de place. C'est une honte. Parmi les passagers l'inquiétude grandit. Quelqu'un fait remarquer qu'on ne partira peut-être pas, les manœuvres n'ayant pas encore commencé. Alors, à l'idée de ne pas partir, de passer encore une nuit si près des dangers qu'on a fuis, on s'affole. Le bruit se répand aussitôt sur le pont surchauffé. Ceux qui avaient déjà commencé à s'installer sur des chaises longues, fiers de leur victoire sur de moins dégourdis qu'eux, protestent avec force. On avait dit que le départ aurait lieu à quatre heures de l'après-midi. On a payé son passage. Il n'y a pas de raison de retarder le départ. Quand la vie de tant de gens est en jeu, il faut respecter les horaires.
On s'aperçoit alors qu'il n'est pas encore quatre heures et que rien n'est perdu. L'angoisse se calme, le désespoir du départ se fait à nouveau sentir. On regarde encore vers la ville et on s'étonne. Ce n'est pas possible. C'est un cauchemar dont on va bientôt s'éveiller. Ce qui arrive est insensé. On n'abandonne pas ainsi ce qui fait toute une vie.
Puis on se souvient, on frissonne. On voudrait avoir oublié les scènes de violence, les menaces, la maison brûlée, la hâte à sauver quelques affaires, le voisin inquiet aussi et qui se décide à partir, qui jette rapidement, trop rapidement, n'importe quoi dans deux valises. La voiture qui refuse de partir, le voyage, le cauchemar jusqu'à la ville, jusqu'au port. Mais ce bateau ne partira donc jamais ?
Si, il part. Tout d'un coup, des cris, des ordres, des bruits de câbles, de chaînes et puis, surtout, la sirène. Tout le monde lève la tête vers la cheminée. Les enfants pleurent, on se bouche les oreilles, la sirène fait un bruit assourdissant. Quand on l'entendait de loin, quand on était en ville, on n'imaginait pas ce bruit. C'est suffocant. Le tumulte vous pénètre, vous emplit, vous étouffe. On perd pied. On est dans un monde de bruit absolu. Et puis la sirène s'arrête de mugir. On entend les machines, on sent les trépidations sous le pont. On part.
Non, on ne part pas, crie quelqu'un de l'autre côté du pont et tout le monde se précipite pour voir. La passerelle de cale est toujours là. On va peut-être faire monter d'autres gens ? Cette question fait le tour du pont. Non, ça n'est pas possible, on est déjà trop nombreux. La réponse, à son tour, fait son chemin dans la foule. On recommence à s'inquiéter, à s'énerver.
Les enfants, d'abord paralysés par le drame qu'ils ressentent plus ou moins confusément, commencent à fraterniser. On s'interroge. Tu pars en vacances, toi? Non, moi mon père a été expulsé, alors ma mère et moi on peut pas rester tout seuls là-bas. Le bateau n'a pas quitté la ville que la maison familière est devenue un là-bas inaccessible.
Les trépidations des machines se font toujours sentir et voilà que, sans qu'on s'en aperçoive, le bateau s'éloigne du quai. On a plutôt l'impression que c'est le quai qui recule, qui vous quitte. On continue pourtant à parler avec les autres, avec ceux du quai qui s'éloigne. On force la voix. On découvre tout ce que l'on n'a pas encore dit. L'essentiel. Et on dit l'inutile. Mets ton chapeau. Tu vas attraper une insolation. N'oublie pas d'arroser les plantes. Ne sors pas le soir. Prends soin de toi.
Écrivez-moi. Oui, je télégraphierai en arrivant. Mon Dieu, j'ai oublié d'éteindre le gaz ! Oui je t'aime, adieu. À Dieu. La peine, le chagrin font une carapace qui isole des autres. Cette souffrance qui est celle de tous et que l'on ne peut partager.
Le bateau a viré après s'être éloigné du quai et l'on se précipite sur l'autre bord pour ne pas perdre de vue un seul instant cette ville qui cesse d'être un quai pour devenir très vite un décor.
Jamais on n'avait remarqué ainsi la qualité de la lumière, le blanc des maisons, les taches sombres de la verdure, les arcades des voûtes qui semblent supporter la ville tout entière. Pour certains, c'est qu'ils n'avaient jamais vu la ville comme cela, de la mer.
Car on est déjà en mer. Le bateau a défilé le long de la jetée. Des gens que l'on ne peut plus reconnaître ont couru jusque-là et lancent vers le bateau des signes d'adieu, des cris d'adieu sans doute parce que l'on voit leur visage s'animer. Et puis le bateau franchit la passe, cueilli par une première lame. On est un peu déséquilibré par le choc mais on s'accroche au bastingage. On ne veut pas s'arracher à la douleur de voir peu à peu disparaître les maisons, la ville. La côte n'est plus maintenant qu'une ébauche de côte.
Puis il n'y a plus rien, que l'horizon.
Allons, il va falloir s'occuper de Rosalie. Après tout, c'est vrai qu'une tortue a bien le droit d'avoir mal au cœur.
Jeanine de La Hogue
(Extrait de Ballade triste pour une ville perdue, Éditions Jean Curutchet, Hélette, 1996)
Jeanine de La Hogue, née à Aïn-Témouchent, vécut à Alger où elle milita dans l'action sociale. En métropole, elle occupa divers postes dans le milieu de l'édition. Collaboratrice d'Yvon Ferrandis dès la naissance de l'algérianiste, elle a tenu la chronique « Lu pour vous » pendant vingt ans. Elle a créé en 1998 « Mémoire d'Afrique du Nord » dont elle rédige toujours le bulletin.